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pondirent ; les marins génois ôtaient tous leur bonnet, on saluait réellement la terre : depuis près de trois mois on la souhaitait.

Le premier point de la côte que l’on aperçut fut l’isla de lobos, puis le cap Sainte-Marie. L’île des Loups-Marins était à cette époque complétement déserte et ne recevait guère (et encore de temps à autre) que quelques pêcheurs qui venaient, armés de simples gourdins, donner la chasse à ces phoques dont la peau, d’un brun violacé, est si recherchée du commerce. Le cap Sainte-Marie restait au nord du continent et se trouvait comme parsemé de petites cabanes destinées aussi à abriter quelques paysans et quelques pêcheurs. Les portions de cette pointe de terre les plus habitées sont justement les deux extrémités : l’une au midi, l’autre au nord ; elle regarde également le rocher qu’on appelle las Animas, en souvenir d’une vieille tradition indienne, qui désignait comme étant le séjour des esprits la montagne assez basse, mais toujours couverte de forêts sombres à laquelle on a imposé ce nom.

Du cap Sainte-Marie à l’extrémité du cap San-Antonio, on ne compte pas moins de quarante lieues d’étendue. C’est cet espace immense que tous les géographes s’obstinent à désigner sous le nom d’embouchure de la Plata. L’abbé Sallusti fait observer avec quelque apparence de raison que c’est un golfe bien plutôt que la bouche d’un fleuve.

Toute la nuit du 27 se passa donc sans que l’Eloysa avançât davantage pour se rapprocher de Maldonado, de las Animas et du pain de Sucre ; dans ces parages, la sonde ne donnait plus que quatorze brasses, et pénétrer plus avant sans pilote n’eût pas été prudent. Malgré le calme absolu qui se manifesta durant la journée du 28, bientôt l’événement prouva combien cette disposition était sage. Vers le soir, une tempête horrible succéda à ce repos trompeur, et la situation devint d’autant plus critique, qu’en continuant lentement sa route le petit bâtiment naviguait dans des eaux peu sûres. D’une part, en effet, il avait à redouter la côte, de l’autre le banco de los Ingleses, où tant de navires vont se perdre ; le capitaine ne pouvait dissimuler complétement son inquiétude ; il avait reconnu, dans l’aspect de l’atmosphère, des signes menaçants. Le typhon, néanmoins, ne se déclarait pas ; l’Eloysa pouvait encore avancer, mais arrivée près du banc des Anglais, voilà que se déchaîna tout à coup dans sa fureur ce vent redouté qui vient des plaines auxquelles il a pris leur nom, et qu’on appelle le pampero. Il fallut alors rétrograder et se réfugier derrière l’île de Flores, où l’on espérait avoir à la fois un abri contre le vent et une protection suffisante contre le courant parfois irrésistible du fleuve. L’île de Flores, comme le dit fort bien M. l’abbé Sallusti, a reçu ce nom charmant par pure ironie ; elle ne se compose que de deux écueils parfaitement dépouillés de toute végétation, sur lesquels on n’aperçoit pas autre chose que de rares et pauvres cabanes, avec quelques maisons moins misérables de pêcheurs. Ce fut derrière ces écueils, où l’on avait environ sept brasses d’eau, que le brick jeta sa maîtresse ancre : les deux rochers défendaient bien l’Eloysa contre l’impétuosité du courant, ils ne pouvaient la protéger contre la fureur de l’ouragan. Pour se faire une juste idée de ce vent du sud-ouest, qu’on appelle le pampero, il faut avoir ressenti ses fureurs ; un de nos compatriotes, qui naviguait dans ces parages vers l’époque où les parcourait la mission apostolique, a dit avec une parfaite justesse d’expression : « C’est à la fois l’ouragan des Antilles et le tourbillon des grands déserts du Sahara… J’ai vu souvent s’élever en plein midi un nuage opaque, semblable à un immense rideau, qui, après avoir donné une couleur livide au soleil, grandissait, s’élargissait subitement sur l’horizon, et obscurcissait tellement l’atmosphère qu’il devenait impossible de distinguer les objets les plus voisins ; c’était le signal de la tourmente… Alors le nuage crevait et se résolvait bientôt en tourbillons qui ne laissaient, au lieu de pluie, qu’une poussière blanchâtre, semblable aux cendres d’un volcan[1]. »

Le pampero soufflait donc avec son irrésistible violence ; la position devenait critique pour l’Eloysa, il fallait gagner à tout prix la pleine mer ; en vain employait-on tous les bras de l’équipage pour arracher l’ancre du fond où elle était mouillée, elle résistait à tous les efforts ; il ne restait plus qu’un seul moyen de salut, c’était de couper le câble ; ce fut ce qu’exécuta avec beaucoup de sang-froid et d’adresse le maître charpentier, assisté d’un brave matelot. On s’abandonna alors à l’impétuosité du vent ; le brick semblait emporté par une puissance égale à celle de la foudre : aussi, bientôt n’eut-on plus rien à craindre de tant d’écueils menaçants. Au point du jour, le navire se trouvait complétement en dehors de l’embouchure du Rio de la Plata, à plus de quatre-vingts milles de l’île de Flores, c’est-à-dire en pleine mer : on n’avait plus rien à redouter.


Rentrée en rivière. — Arrivée devant Montevideo. — Rencontre d’un bâtiment naufragé. — L’Eloysa fait éviter, par ses signaux, ce triste sort à deux navires anglais. — Bourrasque furieuse. — Nouveau danger. — Nuée de moustiques.

L’Eloysa resta un jour entier dans les parages qu’elle avait pu atteindre ; cependant, à la tempête avait succédé un calme qui ne permettait plus d’avancer ; on commençait à espérer de pouvoir faire route, lorsque le pampero souffla avec plus de violence que jamais, si bien que le capitaine ne put s’empêcher de s’écrier : « Le monde va donc finir, car tout est fini pour nous. » L’opinion sinistre du brave marin génois était partagée, il faut le dire, par le pilote ; mais, à midi, le pampero cessa, un vent favorable enfla les voiles de l’Eloysa, et le brick rentra en rivière.

Il suivit rapidement la route qu’il avait déjà parcourue, et, grâce à l’habileté du capitaine, il franchit heureusement le banc des Anglais, célèbre alors par tant de catastrophes, et où devait bientôt périr, avec trente-six

  1. Arsène Isabelle, Voyage à Buenos-Ayres et à Porto-Allegre. Le Havre, 1835, 1 vol. grand in-8.