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ptement possible du cap Saint-Thomas, mais bientôt on reconnut l’erreur et l’Eloysa eut peine à retrouver sa route. Après le calme vint un temps horrible qui nuisit encore aux observations ; l’eau à bord était corrompue et les vivres étaient rares ; la traversée s’étant prolongée au delà des limites ordinaires, une déplorable parcimonie présidait aux repas, où l’on mangeait bien rarement autre chose que des volailles étiques et des pommes de terre. La navigation se poursuivit ainsi avec des fortunes diverses, durant plusieurs semaines, mais sans offrir aucun incident qui fût digne de remarque.

On approchait des côtes de l’Amérique, lorsque le 16 décembre, après une journée délicieuse, un de ces vents effroyables qui viennent du cap Horn, commença à souffler avec une véhémence qui dès lors devait fréquemment se renouveler. Le 17 décembre il se calma, mais le 19 il redoubla de force, et il fit faire à l’Eloysa neuf nœuds à l’heure. Dans la soirée, on commença à voir quelques-uns de ces oiseaux que les Portugais appellent en souvenir d’une triste légende : as almas perdidas (les âmes perdues), et dont l’apparition est toujours le signal d’effroyables tempêtes. Le capitaine et le pilote ne dissimulèrent pas aux passagers qu’ils allaient avoir à subir un grain terrible. En effet, dans la matinée du 21 décembre la mer grossit tout à coup et la vague devint épouvantable. Le 22 la tempête se déchaîna.

On s’était réuni dans la chambre et l’on faisait la prière en commun, lorsqu’un violent coup de mer, prenant en flanc le navire, jeta D. Giovanni Mastaï contre la paroi opposée avec une violence dont il y a peu d’exemples : ce fut une sorte de miracle qu’il n’allât pas briser le front du P. Raymonde Arce, qui priait vis-à-vis de lui. Pietro Plomer, l’un des propriétaires du bâtiment et le docteur Cienfuegos furent également fort maltraités, mais on n’eut à regretter heureusement aucun accident plus sérieux.

Vers la fin de ce jour, le vent soufflait encore avec violence, mais on avait pu s’installer tant bien que mal à la table commune, lorsque vers le milieu d’un repas pris en toute hâte, la voix du capitaine Copello résonna jusqu’aux oreilles des passagers et jeta l’épouvante parmi eux. « Le canot à la mer… vite le canot à la mer… » Plus prompt que les autres convives, l’abbé Sallusti monta sur le pont ; toutes les voiles avaient été carguées en un clin d’œil, le bâtiment ne marchait plus. On venait de mettre en travers et le pilote forçait de la barre pour maintenir l’Eloysa sur le point qu’elle occupait au milieu de l’océan. Le narrateur du voyage l’avoue ingénument, il crut sa dernière heure arrivée. Il allait s’élancer vers sa cabine pour y prendre une capote avec quelque autre objet et se précipiter à tout hasard dans une embarcation quelconque, lorsqu’il apprit la cause du tumulte qui s’était tout à coup manifesté a bord. Le maître d’équipage, Paolino Canassa, se trouvait sur l’avant du navire un moment auparavant et préparait la sonde : tout à coup une vague formidable l’avait entraîné dans les eaux bien loin déjà du bâtiment. On lui avait jeté successivement une cage à poule, la loge d’un chien, un morceau de mât et bien d’autres objets encore qui s’étaient trouvés sous la main, mais le malheureux Canassa était déjà à un tiers de mille et tous le croyaient perdu. Il n’en fut rien heureusement ; toutefois ce moment d’indicible confusion, que comprendront ceux qui ont vu tomber un homme à la mer, avait causé, à bord principalement, parmi ceux qui occupaient la chambre, les illusions les plus bizarres. Les uns avaient cru distinguer parmi les cris des matelots, le cri espagnol : tierra, tierra ; d’autres avaient entendu : Guerra… guerra… et le souvenir des corsaires s’était tout naturellement présenté à leur esprit. Par le fait, le mot tierra avait été prononcé, on l’avait vociféré dans l’espace au pauvre nageur, parce qu’on était alors fort peu éloigné de la côte. Seul, D. Giovanni Mastaï avait vu tomber le naufragé que les vagues emportaient déjà, il s’était écrié : « Dieu ! oh mon Dieu !… » puis il était monté sur le pont pour hâter le sauvetage. Tout ce tumulte n’eut pas en réalité d’autre conséquence ; on avait mis le canot à la mer, trois braves matelots y étaient descendus en dépit des vagues, et ils avaient manœuvré avec tant d’habileté, qu’à environ deux milles de l’endroit où la chute avait eu lieu, ils avaient rencontré l’excellent nageur que ses forces abandonnaient. Ç’avait été à grand-peine, toutefois, qu’ils l’avaient pu faire entrer dans leur frêle embarcation ; plus d’une fois leur vie à eux-mêmes avait été en danger, mais au bout d’une heure tout au plus l’équipage et les passagers serraient dans leurs bras le brave Paolino Canassa.

À cela près du pénible accident qui tenait encore tout le monde sous le coup d’une émotion très-facile à comprendre, la journée du 23 décembre se passa comme celle qu’on avait eue la veille ; vers le soir seulement, le vent redoubla de furie, on allait à la cape. Pour éviter les coups de mer, qui pouvaient devenir dangereux et qu’on embarquait à chaque instant, les passagers descendirent tous dans la grande chambre. Le capot fut mis sur l’écoutille et assujetti fortement par des barres de fer, mais alors la chaleur devint telle et elle se mêlait à des émanations tellement méphitiques, que les plus robustes faillirent étouffer.

Dans la soirée le vent avait redoublé, il avait fallu carguer toutes les voiles, on était toujours à la cape ; le brick prenait toutes ses précautions ; on craignait, en approchant de terre, de rencontrer quelque écueil, et par le fait, jamais le bâtiment ne s’était encore trouvé en un aussi grand péril. La pluie tombait, le vent mugissait d’une façon effroyable ; l’équipage se montra heureusement excellent, et toutes les manœuvres furent exécutées avec un zèle qui sauva probablement l’Eloysa. Telle était la force de la tempête que le capitaine, vieux loup de mer, avouait n’avoir jamais vu rien de semblable et que M. Pietro Plomer, qui avait fait quatre fois le voyage d’Amérique en Europe, abondait complétement dans son sens. Quelques-uns en vinrent même a croire que cet horrible bouleversement était dû à un tremblement de terre sous-marin.

La nuit, comme on peut le supposer, fut effroyable,