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un meilleur résultat. Je tirai ainsi huit coups de feu, et quoique, à chaque fois, la balle portât, sans nul doute, aucun membre du troupeau ne bougea d’un pouce ! Tous semblaient enchaînés sur la place par une puissance invisible, me contemplant d’un regard sinistre. Cette conduite étrange et inaccoutumée m’embarrassa outre mesure. À chaque instant, je m’attendais à les voir se précipiter sur moi ; heureusement, quoique je sois tenu de confesser que j’éprouvais un sentiment qui n’était rien moins qu’agréable, ma sûreté personnelle courait peu de risques ; je n’avais qu’à me hisser sur l’arbre contre lequel je n’appuyais, pour me mettre hors de tout danger. Cependant je ne fus pas réduit cette extrémité, et, comme je me préparais à envoyer une autre balle, tout le troupeau tourna le dos, et avec des beuglements étranges, leurs queues battant leurs flancs, et la tête baissée jusqu’à terre, ils passèrent comme une trombe.

En m’approchant de l’endroit où les buffles s’étaient arrêtés, je remarquai de larges taches de sang sur la terre, et fus convaincu que deux des animaux que j’avais tirés avaient été blessés grièvement, sinon mortellement. Nous suivîmes leurs traces pendant une distance considérable, mais vainement. Des informations, reçues plus tard des buschmen, m’ont porté a croire que tous les deux périrent. À la nuit tombante, je me remis en embuscade. J’attendis longtemps inutilement ; mais enfin j’aperçus un buffle solitaire, un énorme taureau, qui s’approchait doucement et avec précaution de l’endroit où j’étais caché, s’arrêtant à tout moment pour écouter. Quand il fut si proche de l’affût que je pouvais presque le toucher, je pressai la détente ; à mon grand déplaisir, le fusil rata. En entendant le bruit, l’animal pirouetta sur lui-même en toute hâte ; puis, après avoir marché environ quarante pas, il s’arrêta tout à coup et me montra son flanc. Ayant, pendant ce temps, mis une autre capsule, je fis feu, et cette fois je réussis à placer une balle dans l’épaule de la bête. Au moment où elle reçut le coup, elle bondit en l’air, et s’enfuit vivement. Immédiatement après, j’entendis un profond gémissement dans la direction qu’elle avait prise, signe certain qu’elle avait été blessée mortellement. Néanmoins, après la sévère leçon que j’avais reçue du rhinocéros noir, et connaissant la nature sauvage du buffle quand il est blessé, je ne jugeai pas prudent de le suivre. Toutefois le matin suivant, l’ayant cherché, nous le trouvâmes mort à moins de cent yards de mon affût ; la balle lui avait percé le cœur.


VII

Les crocodiles. — Un Anglais tué par l’un de ces monstres. L’hippopotame.

… En naviguant sur le Téoghé, je vis fréquemment des crocodiles qui se vautraient au soleil dans les parties les plus écartées du fleuve. Un jour que je cherchais la trace d’une antilope blessée, je me heurtai à l’un de ces monstres qui était endormi ; mon pied était déjà sur sa queue avant que je l’eusse aperçu. Sans bouger j’épaulai mon fusil, et une balle bien dirigée derrière son oreille le cloua sur place.

J’ai rarement entendu dire que les crocodiles saisissent un homme nageant, ou plongé dans l’eau, ce qui semble prouver que ces animaux sont « mangeurs d’hommes » plus quand ils sont affamés que par habitude. Plusieurs personnes m’ont assuré qu’il n’y a pas de danger d’être attaqué par eux, si l’on fait beaucoup de bruit avant d’entrer dans l’eau. Mais en dépit de toutes ces assurances, il arrive des accidents. Il y a peu d’années qu’un Anglais, M. R…, fut la proie d’une de ces horribles créatures. Lui et son compagnon, M. M…, qui me raconta cette triste histoire, étaient campés sur le bord du Zouga ; et comme ils voyaient des oiseaux d’eau voletant sur le courant, M. R… s’y risqua dans l’espérance de faire ce qu’en style de chasse on nomme un bon coup de fusil. Il réussit bientôt à en tuer plusieurs, et parmi eux un canard musqué ; mais il ne put s’en saisir, n’ayant pas de bateau.

Tandis qu’il regardait autour de lui pour en découvrir un, il vit une antilope qui s’approchait ; et courant vivement vers son wagon qui était proche, il appela ses hommes pour leur demander un fusil. En revenant près du fleuve, il vit que l’antilope s’était échappée. Alors il s’avança vers l’endroit d’où il avait tiré le canard, qui flottait encore à la surface de l’eau. Pendant ce temps, son compagnon l’ayant rejoint, il lui exprima sa détermination de s’emparer de l’oiseau à tout prix, et de nager dans ce but. Il avoua cependant qu’il avait quelque doute sur sa sûreté, ajoutant qu’il avait été une fois témoin de la mort d’un homme qui avait été saisi et tué par un requin le long du bord de son bateau. Malgré son opinion du danger qu’il avait à courir et les conseils de son ami, il se déshabilla et se jeta dans le courant. Au bout d’un instant, on le vit regarder en arrière, comme s’il eût eu peur de quelque chose qui se trouvait sous lui ; mais après une courte hésitation il continua sa route. Il était sur le point de saisir l’oiseau, quand tout son corps fut saisi d’un mouvement convulsif ; il leva les bras en l’air, et, jetant un cri perçant, il s’enfonça graduellement sous l’eau et disparut pour toujours.

Outre le crocodile, le Téoghé nourrit aussi de nombreux hippopotames.

« Voici maintenant béhémoth que j’ai créé avec toi, dit l’Éternel à Job ; il mange l’herbe comme un bœuf ; ses os sont comme de fortes pièces d’airain ; ses cartilages sont comme des barres de fer ; il dort sous les arbres ombreux, couvert de roseaux dans les marais : les forêts le couvrent de leur ombre ; les saules du torrent l’entourent. Voilà qu’il absorbe le fleuve ; il semble qu’il engloutirait le Jourdain dans sa gueule. Il le prendrait avec ses yeux ; son nez passerait à travers tous les piéges. »

Ce grand langage figuré de Job semble s’appliquer à l’hippopotame, que plus d’un auteur croit en effet identique avec le béhémoth de l’Écriture sainte. Dans son Systema naturae, Linnée commence sa description de l’hippopotame en appelant cet animal Behemoth Jobi.