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Au fur et à mesure que nous remontions le Téoghé, le paysage devenait plus séduisant ; les bords de la rivière s’élevaient, et se revêtaient d’une végétation de plus en plus variée et vigoureuse. C’étaient le palmier éventail, le dattier, le mimosa aux souples et noires tiges, le sycomore à la vaste ramure, le moshoma au sombre et élégant feuillage, et une infinité d’autres beaux arbres, dont beaucoup étaient nouveaux pour moi, et dont plusieurs ployaient sous le poids de fruits aussi agréables que nourrissants. Timbo, qui m’accompagnait, reconnut non moins de six ou sept espèces d’arbres fruitiers, indigènes de la côte orientale d’Afrique ou des contrées adjacentes. Il y a dans ces forêts tels sites qui dépassent en beauté tout ce que j’ai jamais vu ailleurs. J’aurais passé de longs jours sous ces voûtes ombreuses, que de nombreux oiseaux animaient de notes joyeuses et sauvages, tandis que l’œil suivait, sous les longues échappées, le passage, la fuite, les jeux d’innombrables troupeaux des plus belles espèces d’antilopes ; mais la plus simple prudence empêchait le voyageur de faire halte dans ce paradis. Lorsque la rivière, après l’inondation annuelle, commence à baisser, des effluves pestilentielles s’élèvent de ses berges, portant au loin la mort… tel est le climat de l’Afrique.

La vie animale allait de pair avec cette exubérante végétation. Nous rencontrions à chaque instant des rhinocéros, des hippopotames, des buffles, des cerfs, des pallahs, des daims rouges, des léchés, etc ; et tous les jours j’abattais quelqu’un de ces animaux. Cela suffisait à l’alimentation de notre troupe affamée, qui se montait alors à cinquante ou soixante personnes. Un bel après midi, nous arrivâmes à un endroit où nous aperçûmes de nombreuses traces de buffles ; et comme jusqu’alors j’avais vu rarement de près ces redoutables ruminants, je me déterminai à m’arrêter là un jour ou deux, dans l’espoir non-seulement de lier plus ample connaissance avec eux, mais encore de faire une bonne chasse. Le pays avoisinant avait d’ailleurs assez d’attrait par lui-même pour m’engager à m’y arrêter quelque temps. La première nuit que je passai à l’affût fut perdue pour la chasse, probablement parce que je m’étais placé sous le vent de l’endroit d’où les buffles venaient habituellement, ce qui les empêcha de descendre à la place où j’étais caché. Un petit troupeau vint cependant rôder près de Timbo, que j’avais placé en embuscade à peu de distance de moi ; mais, selon son habitude, il manqua son coup, et ils s’enfuirent tous sans être touchés.

Quand nous retournâmes au camp, le matin, les natifs, en apprenant notre mauvais succès, me parurent si affamés et si malheureux, que, quoique j’eusse grand besoin de me reposer et de me refaire, je remis de nouveau mon fusil sur mon épaule, et m’éloignai pour chercher quelque gibier. Une troupe de Bayèyes m’accompagna. Deux pallahs, un koudou furent bientôt abattus ; mais un beau sassaby blessé nous échappa. Ces trois espèces d’antilopes fréquentent surtout les bois marécageux.

Nous cherchâmes longtemps ensuite sans rien trouver ; de nombreuses traces de buffles indiquaient que cette partie du pays était hantée par ces animaux. Enfin, nous arrivâmes aux confins d’un épais fourré ; et, regardant à travers les buissons, je découvris sur le sol des objets noirs, qu’au premier coup je reconnus pour ce que nous cherchions. Un doigt sur les lèvres, comme pour réclamer le silence, et, une main étendue en avant, je sifflai le mot onja, qui signifie buffle. La présence de sa majesté Satan n’aurait pas causé une plus grande consternation parmi mes compagnons ; car je n’eus pas plus tôt prononcé le mot magique, que, les uns après les autres, tous s’enfuirent à corps perdu. Un de ces Bayèyes tenait un lourd fusil qui m’appartenait, et comme je voulais le lui reprendre, je fus obligé de les suivre. Ces poltrons me firent un plus mauvais tour, car, en me voyant courir, croyant que l’ennemi était sur leurs talons, ils redoublèrent le pas, et ils ne s’arrêtèrent qu’à une distance très-respectable du fourré. Rien ne pouvait être réellement plus absurde que cette débandade.

Ayant enfin rejoint mes hommes et repris mon fusil, je retournai à l’endroit où j’avais découvert les objets suspects ; mais, bien que je m’en approchasse à une distance de douze pas, il me fut impossible, à cause de l’épaisseur du feuillage, de vérifier leur identité.

Un arbre était devant moi ; dans l’espoir de mieux voir, je montai dessus. Je fus désappointé ; car, bien que haut placé, je ne pus voir que le sol. N’ayant qu’une manière de lever mes doutes, je fis feu en visant au milieu des objets noirs en question ; mais pas un être vivant ne bougea. Pour l’instant, je crus que je m’étais trompé, et que ce que j’avais pris pour des animaux, n’était pas autre chose que de grandes pierres. Cependant, pour me fixer sur ce point, je rechargeai et j’envoyai une seconde balle dans la même direction que la première ; cette fois, au bruit du fusil, quatre magnifiques buffles se dressèrent sur leurs pieds, puis, après avoir secoué bravement leurs têtes et reniflé l’air un moment, ils disparurent dans le fourré, selon toute apparence, sans avoir été atteints. Je ne les revis plus. Suivant promptement leurs traces, afin de m’assurer si l’une de ces bêtes avait été blessée, je vis un troupeau de buffles, d’au moins deux cents, sortir soudainement avec la violence d’un ouragan de l’endroit où nous avions passé, brisant, écrasant tout ce qui s’opposait à leur furieux passage, et soulevant un si grand nuage de poussière que toute la masse fugitive y disparut enveloppée. Je fis feu au beau milieu, à l’aventure, et j’eus la satisfaction de voir une femelle tomber sous le coup.

Le bruit du fusil arrêta presque immédiatement le troupeau, qui, nous faisant face, se rangea de front en une masse sombre. M’abritant derrière les arbres qui étaient peu éloignés, je m’approchai d’environ cent cinquante pas de cette formidable phalange. Appuyant alors mon fusil sur une branche, je visai le taureau le plus rapproché ; mais, quoique j’eusse entendu distinctement la balle le frapper, il ne fit pas le plus petit mouvement. Un des natifs ayant, pendant ce temps, eu le courage de se rapprocher de moi avec mon fusil, je tirai une seconde fois sur une autre bête du troupeau, mais sans