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et rivé à sa place, par une inconcevable fascination. Je rampai du côté opposé pour attirer sur moi toute l’attention du rhinocéros, et dès que je me trouvai en position, je fis feu. Le rhinocéros se jeta à droite et à gauche, chargeant aveuglément tout ce qu’il trouvait devant lui. Cependant je multipliai mes coups et je lui envoyai balle sur balle, mais il paraissait indestructible, et je crus qu’il ne tomberait jamais. Enfin, il s’abattit sur le sable. Je devais croire qu’il était à l’agonie ; je m’approchai de lui sans défiance, et j’introduisais déjà dans son oreille le canon de mon fusil pour lui donner le coup de grâce, quand, chose horrible à raconter, il se releva encore une fois sur ses jambes. Visant à la hâte, je lâchai la détente, et je me sauvai ayant la bête sur mes talons. Mais elle ne me fit pas courir longtemps, et comme je me jetais dans le taillis, elle tomba morte à mes pieds. Une seconde de plus, et j’étais infailliblement empalé sur sa corne aiguë.

Le rhinocéros est toujours un animal farouche et dangereux ; mais celui-ci me parut concentrer en lui seul toute l’obstination, toute la fureur aveugle de son espèce. C’était une femelle, et, sans doute, elle avait un nourrisson pour lequel elle lutta non moins que pour son propre salut : c’est du moins ce que je présumai en trouvant ses mamelles pleines de lait. Sa progéniture n’étant probablement pas en âge de la suivre lorsqu’elle était venue boire à la mare, elle l’avait cachée sous le taillis.


V

Retour d’un messager envoyé en avant. — Récit de son voyage. — Départ pour le lac Ngami. — Arrivée sur ses bords. — Désappointement.

… Sur ces entrefaites, je fus rejoint par le messager qu’une semaine auparavant j’avais envoyé auprès de Lécholètébé, sur les bords du lac Ngami. Ce chef, contrairement à mon attente, n’avait pas été prévenu de mon arrivée. Aussi, ses sujets, en apprenant que des étrangers se montraient sur leur territoire, avaient-ils été frappés de stupeur et plongés dans la consternation ; ils avaient cru à une invasion, et s’étaient enfuis emmenant avec eux leur bétail. Georges (tel était le nom de mon messager) me rapporta la conversation qu’il avait eue à mon sujet avec Lecholètébé, et je pus alors m’expliquer la terreur que j’avais inspirée à ce chef et à sa tribu.

Mes amis les Damaras avaient été autrefois assez puissants pour pousser leurs conquêtes jusque dans les environs du lac Ngami, et, dans ce temps, venaient souvent enlever les troupeaux des Béchuanas.

« Comment se fait-il, disait Lecholètébé à Georges, que les Damaras soient devenus vos serviteurs ? Leur nation est puissante et riche en bétail. Je les connais bien, mon père s’est souvent mesuré avec eux dans des combats meurtriers. Nous revenions toujours vainqueurs, mais les Damaras tuaient beaucoup de nos guerriers, car ils avaient de larges javelots. »

À cette demande, Georges fit une réponse qui prouvait un esprit logique.

« Non, dit-il, mon maître pas riche : maître, très-pauvre ; mais maître a quelque chose et les Damaras n’ont rien, par conséquent maître plus riche que les Damaras. »

Alors Georges raconta comment cette tribu avait été ruinée et presque entièrement exterminée ; il dit ensuite quel était le but de notre voyage. Le chef parut satisfait de ces explications ; ses craintes se dissipèrent ; il devint communicatif et montra même des dispositions amicales. Il pressa Georges de retourner vers moi et le pria de hâter mon départ ; il était, disait-il, impatient de me voir ; il parlait d’envoyer une escorte à notre rencontre. Mais là se bornèrent les marques de sa générosité, et, lorsque dans la suite nous nous fûmes établis près de lui, tout ce qu’il fit pour nous fut de nous laisser mourir de faim. L’avarice est un des traits principaux du caractère des chefs noirs.

Lecholètébé dans la crainte que Sékomo, un autre chef bechuana, ne se fût mis en marche contre lui, avait transporté sa résidence au nord de la Zouga. Lorsque, à leur retour, Georges et sa troupe voulurent traverser la rivière, les naturels cherchèrent à les rançonner. Or, voici comment Georges accueillit leurs exigences : je le laisse parler.

« Moi n’avoir pas d’argent, mais moi contraindre les Cafres à faire cette besogne pour rien, moi leur dire cela : Ainsi, vous ne voulez pas me passer ?

« Alors, ajouta Georges, en me racontant cette scène comique, moi prendre un gros bâton et tomber sur ces misérables. Oh ! maître, que c’était divertissant ! moi avoir bientôt des bateaux plus que je n’en voulais.

— Mais, lui dis-je, n’aviez-vous aucune crainte en employant de pareils moyens de persuasion ?

— Moi effrayé ? me répondit-il avec indignation, non, non, moi prendre grand plaisir à bâtonner les Béchuanas ; cela leur former le caractère, les camarades, en vérité, trop paresseux. »


Je résolus de ne pas retarder mon départ et de pousser rapidement jusqu’au lac. Ma jambe, blessée par le rhinocéros, avait à peu près recouvré sa force, mais ce que je n’avais pas remarqué, c’est qu’elle s’était déformée d’une étrange façon. Ce fut mon serviteur Georges qui m’en fit apercevoir.

« Monsieur, me dit — il, votre jambe est devenue bossue.

— Bossue, m’écriai-je plus que mécontent, que veux-tu dire par là ?

— Oh rien, me répondit-il avec son sourire malicieux, si ce n’est que le mollet a pris la place du tibia. »

Le drôle n’avait pas tout à fait tort ; cependant, avec le temps, ma jambe reprit sa forme première.

Le sur lendemain, les contusions que j’avais reçues commencèrent à marquer, et le troisième jour l’inflammation s’était développée à un tel point, que mon corps était tout tigré de jaune et de noir. Autant que je pouvais en juger par ce que j’éprouvais, je n’avais rien de