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flots, le télégraphe électrique est le premier travail de l’homme. Avant d’avoir touché cette terre de sa pioche ou de sa charrue, l’Américain y fait circuler déjà sa pensée ou du moins ses calculs ; dès qu’un navire arrive à la Balize, ce fil annonce aux négociants Orléanais à combien de tonneaux de sel, de têtes d’émigrants, de pièces de cotonnade se monte la cargaison. Rarement un employé vient examiner si le fil est dans un état d’isolation suffisante ; il se balance au milieu des hautes tiges des cannes, et pourvu qu’un spéculateur ne le fasse pas couper, il transmet assez bien les nouvelles. Parfois des bœufs sauvages errant dans le fourré renversent à coups de corne les poteaux du télégraphe, mais aussi longtemps que l’électricité suit docilement le fil, on ne songe pas à les relever. Ces bœufs égarés appartiennent aux Islingues, homme à demi barbares qui descendent des Isleños ou Canariotes si nombreux à Cuba et dans les autres Antilles.

Vers le soir, un remorqueur vint retirer notre navire de sa position ridicule et lui faire commencer sa dernière étape en compagnie de trois autres voiliers. C’est un spectacle saisissant que celui de quatre navires pressés l’un contre l’autre et formant comme un gigantesque bâtiment avec ses douze mâts, ses vergues, ses voiles enflées, ses innombrables cordages tendus dans tous les sens, ses banderoles et ses drapeaux flottants. Du milieu de ces navires s’échappe une épaisse fumée qui, seule avec le mugissement de la vapeur s’échappant à temps égaux, révèle le puissant remorqueur caché derrière les hauts bordages des trois-mâts. Cette force du petit vapeur saisissant comme par des étaux quatre navires et les entraînant avec lui contre le courant du Mississipi qui descend vers la mer comme une autre mer en mouvement, a quelque chose d’effrayant et d’inexorable. Aussi les remorqueurs prennent-ils à bon droit les noms orgueilleux de Titan, Briarée, Hercule, Jupiter, Encelade.

Gravé chez Erhard d’après la carte de Franklin-Bache.

Grâce à la puissante machine, nous arrivâmes en moins d’une heure au point où s’opère la ramification du fleuve en plusieurs embouchures. Pendant les cent cinquante derniers kilomètres de son cours, le Mississipi ressemble à un gigantesque bras projeté dans la mer et tenant ses doigts étalés sur la surface des eaux. À l’ouest s’étend le golfe de Barataria, à l’est le golfe ou lac Borgne, au sud, entre chacune des embouchures, la mer plonge aussi son petit golfe, de sorte que partout la terre se compose seulement de minces cordons littoraux de vase sans cesse démolis par les vagues, sans cesse renouvelés par les alluvions. En quelques endroits la levée de terre qui sépare l’eau salée du courant d’eau douce est tellement étroite que les lames viennent souvent déferler jusque dans le Mississipi, et si les racines traçantes des roseaux ne retenaient la terre de leurs mailles tenaces, il suffirait de quelques lames pour emporter la digue et creuser au fleuve une nouvelle embouchure.

La seule végétation de ces plages étroites et saturées d’humidité est celle de la canne sauvage ; l’arbre ne peut pas encore y implanter ses racines. C’est à une quarantaine de kilomètres de l’embouchure seulement qu’il se trouve une motte de terre assez élevée pour qu’un pauvre saule tout rabougri ait osé s’y fixer. À quelques centaines de mètres plus loin, deux ou trois saules plus hardis s’aventurent à leur tour et font mine de se grouper ensemble ; plus loin encore, les bouquets de saules se rapprochent, entremêlent leur feuillage, forment un rideau continu de verdure pâle, et cachant la vue de la mer aux voyageurs qui remontent le courant, donnent au paysage une physionomie plus continentale.