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contre les bordages et chaque nouveau coup de roulis embarque une lame. Les chaînes grincent sur le pont, les barils roulent de bâbord la tribord, les esparres viennent battre avec force contre les parois, le navire plonge et se cabre comme un cheval en furie, et de leur cabine, les passagers peuvent voir la crête des vagues se dresser au-dessus de la dunette. Mais n’importe ! Tout va pour le mieux quand les côtes sont éloignées, la carène solide et la tempête de courte durée. Notre navire se comporta bravement et doubla sans accident le cap San Antonio.

Notre voyage durait déjà depuis quarante-cinq jours, et malgré les voyages d’exploration que j’avais entrepris dans la cale, dans les chaloupes et sur les mâts du navire, il me tardait de toucher le sol ; quand je pensais aux promenades que je ferais bientôt sur les bords du Mississipi et dans les bois de la Louisiane, un frisson d’impatience me traversait le corps. Aussi vers le second jour de notre navigation dans le golfe du Mexique regardais-je avec anxiété vers le nord et ne trouvais-je aucun intérêt au livre sur lequel je jetais les yeux de temps en temps. Tout à coup il me sembla que la couleur de l’eau avait changé ; en effet, de bleu foncé elle était devenue jaune et je vis une ligne de séparation, droite et comme tirée au cordeau, s’étendre de l’est à l’ouest entre les deux zones diversement colorées ; au nord, une petite ligne noirâtre à demi cachée par le brouillard annonçait la terre ; nous étions dans les eaux du Mississipi. Bientôt après le navire ralentit sa marche, il n’avança plus que difficilement et puis s’arrêta tout à fait ; sa coque était engagée dans les vases. Ainsi le voyage était terminé : il ne nous restait plus qu’à patienter dans notre fondrière de boue liquide.


II

DELTA MISSISSIPIEN.


Pendant toute la nuit notre navire oscilla sur un fond de vase nauséabonde ; mais loin de me plaindre, je me félicitais au contraire de me sentir ainsi balancé sur cette boue, je venais de faire deux mille lieues pour la voir. Au point de vue géologique, quoi de plus intéressant que ces vastes alluvions dans un état encore semi-liquide ! Arrachés par la lente érosion des flots et des siècles à toutes les chaînes de montagnes de l’Amérique du Nord, ces sables et ces argiles forment, dans le golfe du Mexique, une puissante couche de deux ou trois cents mètres d’épaisseur qui, tôt ou tard, par le tassement et l’influence de la chaleur centrale, se transformera en vastes assises de rochers et servira de base à des régions fertiles et populeuses. Dans leur œuvre de création, ces particules ténues se tamisent dans la mer pour ajouter sans cesse des îles, des presqu’îles, des rivages au continent, ou bien, entraînées dans le courant des Florides, vont se déposer à mille lieues de là sur le banc de Terre-Neuve.

Vers le point du jour, le capitaine songea au moyen de nous faire sortir de notre lit de vase et envoya l’une de ses chaloupe à l’embouchure du fleuve pour y trouver un pilote. L’embarcation disparut bientôt dans la brume du matin et le bruit de ses rames, de plus en plus affaibli, finit par s’évanouir dans la direction du nord. Nous la suivions en vain du regard et de l’oreille sans pouvoir percer l’épaisse couche de brouillard qui nous en séparait, quand tout à coup, en levant les yeux, nous la revîmes suspendue en apparence au-dessus d’un rideau de nuages. La chaloupe, après avoir traversé la première traînée de vapeurs qui rampait sur la mer et fermait notre horizon à quelques encablures de distance, était parvenue dans un espace parfaitement dégagé d’humidité et, nous apparaissant ainsi par delà le brouillard, semblait voguer dans un air limpide. Ces zones parallèles de brumes et d’atmosphère transparente ne sont pas rares à l’embouchure du Mississipi, où se rencontrent et se mêlent des courants d’eau douce et d’eau salée à des températures différentes.

Deux heures d’attente s’écoulèrent pendant lesquelles nous pûmes observer à plaisir les souffleurs qui abondent dans ces parages. Ces animaux prennent toujours leurs ébats en famille et se divisent en groupes de deux ou trois individus qui ne se quittent jamais ; tous leurs mouvements sont rythmiques et solidaires. Quand l’un après l’autre, plusieurs souffleurs se dressent hors de l’eau et replongent après avoir décrit dans l’air une vaste parabole, on croirait voir plusieurs roues dentées roulant lourdement sous la pression d’un même engrenage. Un groupe de souffleurs ne forme qu’un seul mécanisme.

Enfin, nous vîmes un point noir sortir de la bouche du Mississipi et se diriger vers nous : c’était le remorqueur qui venait nous extraire de notre bourbier. Il augmenta peu à peu et bientôt je pus l’observer dans tous ses détails. Je n’avais pas encore vu de bateau à vapeur américain et j’avoue que celui-ci m’enchanta tout d’abord par sa coupe hardie, sa vitesse et son air délibéré ; je lui trouvais une jeunesse, un héroïsme d’allures qui me le faisait admirer comme s’il eût vécu d’une vie supérieure à celle de l’homme. Légèrement incliné d’un côté, agitant sur le pont les puissants leviers de sa machine comme de gigantesques bras, déroulant jusqu’à l’horizon ses épais replis de fumée, poussant à temps égaux des grondements sourds et prolongés, il m’apparaissait comme une réalisation par excellence de la force, et chaque tour de roue qui le rapprochait de nous me le faisait trouver plus superbe encore. Bientôt il est à côté de nous, il pirouette gracieusement, se saisit d’un câble que nous lui jetons et sans secousse vient s’attacher à notre navire bord contre bord.

Les deux joues se touchent a peine que déjà un jeune homme s’élance du tambour de la roue et bondit sur notre pont. Il garde son chapeau sur la tête et tout au plus marmotte entre les dents le mot de « capitaine » que l’on peut, si l’on veut, prendre pour un salut. En un moment il est sur la dunette, se saisit de la barre du gouvernail et donne des ordres aux matelots ébahis. Il n’est pas monté depuis trente secondes que déjà, sous la traction du vapeur, la quille de notre navire commence à fendre la vase ; en véritable Américain, le pilote n’avait pas daigné perdre un clin d’œil en politesse. Et moi,