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discrète ou trop ignorante des modernes Polynésiens. Nous devons avertir toutefois que Maré ne nous a peut-être pas transmis, les traditions de sa race dans toute leur pureté primitive : lorsqu’il les a écrites, il était depuis longues années converti au christianisme, et il se peut que, volontairement ou non, il ait fait quelque mélange des croyances nationales de Tahiti avec les idées nouvelles apportées par les missionnaires anglais. Il n’était plus assez ingénu pour être complètement sincère. Pour lui, les anciens dieux de son pays sont des démons, des varva ino, de mauvais esprits, comme il les appelle. Son style n’est pas uniforme ; quelques endroits, ceux qui semblent faire partie d’un chant liturgique, ne peuvent être traduits littéralement et paraissent bien avoir conservé le caractère de l’originalité primitive. Ailleurs, au contraire, il est visible que Maré raconte la tradition à sa manière ; il emploie les formes modernes de la langue, et alors la traduction ne présente aucune difficulté. De cette confusion de fragments épars, d’anciens chants et de narrations interpolées, il résulte des contradictions évidentes dont la critique pourra, du reste, tirer parti pour rétablir le sens général de l’ancienne croyance.

Ajoutons que si notre traduction est nouvelle, nous avons cependant consulté avec quelque profit la version anglaise qui a été faite à Tahiti, par ordre de M. le gouverneur Lavaud, et qui est restée manuscrite. Nous nous sommes toujours tenu aussi près du texte qu’il était possible, afin de ne pas effacer le double caractère de grandeur et de naïveté dont il est empreint. La modification la plus considérable que nous nous soyons permise a été de compléter la ponctuation imparfaite de Maré, et d’indiquer par des points les principales lacunes du texte et aussi quelques suppressions honnêtement nécessaires.


GENÈSE TAHITIENNE[1].


DIEU. — CRÉATION DE LA TERRE, DE L’HOMME ET DE LA FEMME.


Ô gouverneur ! ô Lavaud !

Salut en Dieu !

Voici les paroles que tu m’as demandées :

Taaroa nui tuhi maite, Taaroa[2], le grand ordonnateur, est la cause de la terre. Taaroa est toïvi, il n’a point de père, point de mère, point de postérité.

Taaroa restait dans le néant : il n’y avait alors ni terre, ni ciel, ni mer. La terre flottait sans direction, agitée comme l’eau au souffle du vent : elle n’était point fixée. Taaroa dit alors : « Voici que le ciel erre dans l’espace, que la terre informe flotte et vacille dans les profondeurs de l’abîme. Elle est haletante comme le plongeur au fond de la mer ; elle attend, informe, vacillant dans les profondeurs de l’abîme. » Taaroa mit la tête en dehors de son enveloppe et son enveloppe s’évanouit et devint la terre. Taaroa vit alors que la terre était devenue terre, que la mer était devenue mer et que le ciel était devenu ciel.

Taaroa restait Dieu et contemplait son œuvre, lorsque la terre fut emportée au loin. Il dit alors[3] :

« Ô Tronc ! viens ici. » Mais le tronc lui répondit : « Je n’irai pas, je suis le tronc de la terre. — Ô Base, viens ici. — Je n’irai pas, je suis la base ou le fondement de la terre. — Ô Rejetons, venez ici. — Nous n’irons pas, nous sommes les rejetons de la terre. — Ô Racine mère, viens ici. — Je n’irai pas, je suis la racine mère de la terre. — Ô Radicules, venez ici. — Nous n’irons pas, nous sommes les radicules de la terre. — Ô Racines chevelues, venez ici. — Nous n’irons pas, nous sommes les racines chevelues de la terre. »

Alors Taaroa secoua la terre, mais la terre ne fut pas ébranlée.

Taaroa cria à longue voix : « Qui est sur la terre ? » Et la voix de Taaroa fit écho dans les vallées, et il lui fut répondu : « C’est moi la terre stable, c’est moi la montagne inébranlable, c’est moi le sable[4]… »

Taaroa demanda ensuite : « Qui est vers la mer ? » Et il lui fut répondu : « C’est moi les rochers de la haute mer, les récifs qui croissent dans la mer, le corail de la mer… »

Taaroa demanda encore : « Qui est au-dessus ? » Il lui fut répondu : « C’est moi le jour éclatant, c’est moi la nue éclatante, c’est moi le ciel éclatant… »

Enfin, Taaroa demanda : « Qui est au-dessous ? » Et il lui fut répondu : « C’est moi la caverne (l’enfer), la caverne dans le tronc, la caverne dans la base… »

L’âme de Taaroa resta Dieu : son nom est Teharuru[5] papa, c’est-à-dire le murmure de la base de la terre.

Alors Taaroa vit qu’il n’y avait pas d’homme sur la terre, et en bas il aperçut Tepaparaharaha (déesse à la chevelure flottant sur l’épaule) : elle leva les yeux vers Taaroa et lui sourit.

… Voici le germe de Taaroa ! regardez l’origine, regardez ! observez l’origine, observez ! considérez l’origine, considérez ! veillez l’origine, veillez !… Teapoirai de Taaroa (la partie courbe du ciel) s’étendit vers Tepaparaharaha…

  1. Les personnes qui ont lu le Voyage aux iles du Grand Océan, publié il y a une vingtaine d’années par Mœrenhout, reconnaîtront facilement dans le texte suivant quelques passages rappelant des fragments cosmogonique que ce voyageur eut le bonheur de recueillir de la bouche du dernier prêtre indigène de Tahiti, mais qu’il paraphrasa dans la forme classique de l’antiquité grecque, faute de bien connaître la langue polynésienne.
  2. Tangaroa, Tanaloa, Takaoa, etc., dans les autres archipels. (Voy. sur les dieux tahitiens le tome IV des Voyageurs anciens et modernes, note 1 de la page 315.)
  3. Pour comprendre le passage suivant il faut se figurer la terre comme un arbre dont l’ensemble des rameaux forme la surface terrestre. Ces rameaux sont supportés par un tronc qui a ses rejetons et ses racines fixés dans une base inébranlable, fondement du monde.
  4. Il nous est impossible de traduire littéralement quelques lignes de ce passage qui vraisemblablement faisait partie d’un chant liturgique dans lequel l’officiant, après avoir rappelé le dialogue grandiose de la création, interpellait directement le dieu de la terre, le dieu du ciel, le dieu de la mer et le dieu des cavernes ou des enfers. Peut-être aussi l’officiant donnait-il des ordres à l’un des aides de la cérémonie à laquelle il présidait.
  5. u doit être prononcé ou.