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ses remplissent presque entièrement. La multitude chinoise est morne et ahurie. Nous arrivons au yamoun, (palais) où l’amiral nous reçoit, à la tête des 400 hommes préposés à la garde de la commission européenne. Les matelots occupent les cours et les avenues. Nous pénétrons jusqu’au prétoire du gouverneur, où doit avoir lieu la cérémonie. Au bout de près d’une heure d’attente, l’on s’étonne de ne pas voir arriver les deux hauts dignitaires : l’on apprend que la sentinelle anglaise ne veut pas laisser passer Muh et Pih-Kwé sans un ordre écrit du général Straubenzée, car telle est sa consigne. On envoie aussitôt la signature demandée, et trois coups de canons, salut à la chinoise, annoncent bientôt l’arrivée des captifs, rendus à la liberté et réintégrés dans leurs honneurs : MM. de Bellecourt et Bruce, les deux premiers secrétaires, vont les recevoir à la porte de la salle. Ils entrent, escortés d’une suite nombreuse de serviteurs et de mandarinaux, et nous adressent force tchin-tchin, et force salutations. Le hasard me place tout à côté de Pih-Kwé : j’examine le cygne qui orne son dos, la plume de paon et le globule rouge qui décorent son chapeau violet, et l’habileté artistique avec laquelle on a dissimulé la maigreur de sa queue ; toutes choses encore nouvelles pour moi. Une salve de vingt et un coups de canon annonce la fin de la cérémonie et la sortie du cortége. À six heures, nous sommes de retour à bord du Primauguet et de la Durance.

… Nous parcourons la ville, entrant dans les rares boutiques ouvertes, et examinant les dispositions des habitants à notre égard. La confiance ne renaît point encore ; on continue à déménager. Vis-à-vis de la Trésorerie, il y a une assez belle rue, remplie d’élégantes boutiques ; pas une n’est ouverte. Çà et là, dans cette rue, se trouvent des arcs de triomphe en pierre, ornés de sculptures d’assez bon goût et destinés à conserver la mémoire de citoyens riches ou illustres. Plus loin, nous pénétrons dans un vaste espace entièrement détruit et brûlé. C’est un immense emplacement livré aux ruines. Je vois encore plusieurs Chinois tués par les bombes et gisant à terre. Nous apercevons le baron Gros, avec une escorte d’officiers, sur la muraille. Nous le rejoignons et nous allons ensemble visiter le palais de Yeh. Fuit Ilium et ingens gloria Teucrorum… Du yamoun il ne reste rien : les mâts de mandarin ont été coupés par les boulets, tous les portiques sont rasés, tous les arbres brûlés. On ne peut plus rien distinguer ; c’est un immense amas de briques et de décombres.

Nous rentrons dans la vieille ville par la porte du Sud-Ouest, et nous revenons par la rue de l’Est. Les rues des villes chinoises forment un tel labyrinthe qu’on n’ose point trop sortir d’une ou deux rues principales, et que, dans certains quartiers, le secours d’une boussole est souvent nécessaire.

Nous rencontrons, au détour d’une rue, trois jeunes dames chinoises, fort bien fardées, fort élégantes, mais ayant de si petits pieds qu’elles avancent avec peine. En nous apercevant, elles poussent un cri, se collent contre le mur et mettent leurs mains sur leur figure, en nous tournant le dos de la manière la plus méprisante possible : ce qui fait beaucoup rire les diables étrangers.

Nous revenons dîner à bord, en passant devant Dutch-Folly, les anciennes factoreries, et Red-Fort, dans l’île d’Honan. Red-Fort appartient aux alliés. Les factoreries ont été brûlées, il y a un an, par le peuple. Dutch-Folly est un joli petit îlot, ou plutôt un rocher, planté d’arbres, situé au milieu de la rivière, vis-à-vis de la ville. De ce bouquet de verdure sort une batterie anglaise qui a remplacé le fort chinois, et un petit observatoire d’où une vigie attentive suivait, pendant le bombardement, la marche des obus et les ravages causés par les boulets.

De la porte du Nord, nous nous rendons un jour en ville avec les commandants Vrignaud, Reynaud et Lévêque. On peut maintenant circuler partout sans danger. Les boutiques ne se rouvrent point encore, beaucoup de rues sont encore désertes, beaucoup de maisons fermées ; mais, dans la grande artère qui, traversant toute la ville, aboutit à la porte de l’Ouest, depuis peu rouverte, il y a une assez grande circulation. Les Chinois commencent à se rassurer et se rassemblent en grand nombre pour voir passer les diables étrangers. Seulement, au lieu de les bâtonner, comme ils faisaient naguère, ils leur font place et déroulent silencieusement leur queue sur leur passage, politesse toute nouvelle et qui date des obus. Nous ne trouvons encore que peu de choses à acheter ; aucun magasin élégant n’est rétabli ; les échoppes seules étalent aux passants leurs innombrables magots.

Nous visitons successivement le palais du général tartare, celui du gouverneur de Canton, la pagode des cinq cents divinités, le temple de Confucius, le palais du juge criminel, la trésorerie, divers autres établissements publics ou pagodes. Tous ces palais ont un certain air de grandeur et sont un immense assemblage de cours, d’avenues, de portiques, de prétoires, de salles de justice ou d’attente. Devant le palais, une place ; deux grands mâts rouges, attributs des mandarins ; un dragon gigantesque, destiné à inspirer l’effroi, peint en rouge ou en noir sur la muraille ; sur chaque battant des portes, une énorme figure de mandarin, avec un cygne sur la poitrine, si c’est un mandarin civil, avec un lion, si c’est un mandarin militaire. Au-devant une large avenue dallée, plantée de banians séculaires ; sur les côtés, des portiques, des cours intérieures ; par derrière, de grands terrains en herbe où paissent quelques chevaux tartares, ou d’énormes espaces plantés d’arbres et de bambous. Nulle part la main intelligente d’un jardinier ne se montre ; tout pousse comme il peut et là où il peut. Point de fleurs ; quelques minces grenadiers, orangers, bambous, camélias, voire même des palmiers et des ormeaux dans des vases ; végétation rabougrie, microscopique, si prisée des Chinois ; des poissons rouges et argentée à deux queues dans les bassins ; le tout négligé, dégradé, sans entretien. Il y a toute une portion du yamoun du général tartare abandonnée aux chauves-souris. Elles s’y pressent innombrables et remplissent de leurs cris la salle, où une épaisse couche de guano atteste une habita-