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on, de douze cents ans, se trouve un petit fort intérieur, peint en blanc à la chaux, qui paraît tout neuf, fait à notre intention, et construit pour dominer la route par laquelle les Anglais débouclèrent au fort Gough en 1841 : les Chinois ne doutaient pas que les barbares ne dussent arriver encore cette fois par le même chemin. Or, ils sont arrivés juste par le côté opposé. L’artillerie le long de la muraille est pitoyable : les affûts ne sont point mobiles, de sorte qu’il faut avoir la mauvaise chance de passer juste devant la bouche des canons pour être atteint, et les barbares ont l’infamie de toujours attaquer les forts par derrière.

En Chine, la profession des armes n’est point estimée, n’est plus en honneur : personne ne s’occupe de son perfectionnement. Comme a dit un homme d’esprit, si les Chinois ont inventé la poudre, ils n’ont point appris le moyen de s’en servir. Ils sont encore bien loin de la carabine Minié. La guerre, pour eux, consiste surtout en fantasia, en mouvements en avant et en arrière, en cris de défis. Ils brandissent leurs sabres à deux mains, ils agitent leurs drapeaux, ils lancent leurs fusées et leurs flèches, mais ils ne s’abordent jamais à l’arme blanche. Jadis les Chinois étaient, jusqu’à un certain point, belliqueux ; le métier de soldat ne répugnait point à leurs mœurs nationales. Mais les Tartares, se voyant si peu nombreux après la conquête (un million de nouveaux venus perdus dans 360 millions d’habitants), se sont efforcés avec persévérance d’ôter au peuple chinois le goût des armes et le sentiment de la guerre. Ils en ont fait un immense troupeau de travailleurs. La Chine est devenue une vaste officine où fleurissent tous les arts de la paix, et toute l’énergie nationale a été tournée en une lutte constante avec la matière. Que craindre d’un homme qui passe douze ou quinze ans de sa vie à polir un morceau de jade ? Mais aussi qu’attendre de lui le jour où la patrie est en danger et réclame les bras de ses enfants ? La politique de la dynastie tartare-mandchoue a eu pour conséquence immédiate de permettre à six mille Européens, pleins d’énergie, de conquérir en deux jours une ville d’un million et demi d’habitants, ceinte de hautes murailles et défendue par l’une des plus nombreuses garnisons de l’empire.

Le premier jour de l’an 1858, à bord de la Durance, en face de Barrier-Fort et de Kuper-Island, n’est point très-gai et passe un peu inaperçu pour nous. Quelle différence avec la joie et l’agitation de Paris dans ce jour ! Ici, le service habituel du bord ; un blessé de l’Audacieuse qui meurt et que l’on enterre contre le mur du fort ; la messe sur le pont, messe dite par un missionnaire et servie par un Chinois chrétien. Dans la campagne, de longues files de Chinois allant vers la ville ou en sortant, les uns emportant leur fortune, les autres le produit de leur pillage ; des bandes de femmes aux petits pieds, portées par leurs maris, ou appuyant l’une sur l’autre leur démarche vacillante ; les braves des quatre-vingt-seize villages hésitant, s’interrogeant pour voir si, ceignant l’épée, ils ne viendront point en aide aux cohortes impériales ; dans la rivière, de nombreuses canonnières, montant et descendant à toute heure, chargées de blessés, de poudres, de provisions de toutes sortes.

Le 2, aucun mandarin n’a encore paru, aucune soumission n’a été faite par le peuple. La ville est morne et silencieuse, mais ne s’avoue point vaincue : le quartier tartare demeure muet et hostile ; Yeh continue à régner, et, pour montrer qu’il conserve encore le pouvoir, il a fait couper, dit-on, quatre cents têtes en un jour. Les amiraux sont d’avis d’un second bombardement de vingt-quatre heures. Lord Elgin s’y oppose par humanité.

Le 3, les notables et les principaux marchands de la ville viennent au quartier général faire leur soumission, ayant à leur tête Houqua, le millionnaire, le fils du fameux marchand Hong. De nombreuses pétitions sont adressées aux ambassadeurs, sollicitant un gouvernement qui mette fin au pillage et maintienne l’ordre dans la ville. Les habitants sont consternés ; beaucoup meurent de faim ; personne ne veut plus entendre parler de se battre, au dire de ces pétitions.

Le 4, les ambassadeurs reçoivent une dépêche du général tartare et du gouverneur de Canton, qui leur proposent de traiter avec eux et de résoudre de gré à gré les difficultés pendantes. Mais cette missive est encore arrogante, et le style et les formules employés sont ceux d’un supérieur vis-à-vis de fonctionnaires d’un rang inférieur au sien : tant est grand le ridicule aveuglement de ces despotes de bas étage. La réponse des hauts commissaires ne se fait pas longtemps attendre.

Le 5 janvier, au lever du soleil, une colonne de trois mille hommes avec des canons, descend des hauteurs de City Hill dans les rues de la ville. Pas un coup de fusil n’est tiré, la population se cache ou demeure immobile. On cerne le palais des mandarins : on les prend tous en même temps, comme dans une souricière. Le vice-roi Yeh, le général tartare Muh, Pih-Kwé, gouverneur de Canton, une foule de petits mandarins, fonctionnaires subalternes, sont amenés prisonniers au camp dans leurs chaises, au milieu de la population atterrée. On prend également et l’on apporte au quartier général les archives de Yeh, la caisse de l’État et les sceaux des hauts dignitaires.

Le 9 janvier, a lieu l’installation solennelle de Pih-Kwé comme gouverneur de Canton par les deux hauts commissaires des puissances alliées. À deux heures de l’après-midi nous partons sur le vapeur le Lily, la canonnière de lord Elgin nous précédant. Nous sommes en grand uniforme ; les deux ambassadeurs sont seulement en habit noir, avec plaque ; nuance délicate qui fut très-appréciée par la colonie anglaise de Hong-Kong. Nous trouvons rangées en bataille au débarcadère les troupes qui doivent nous servir d’escorte. Nous montons dans les chaises qui nous ont été préparées, accompagnés d’une brillante foule d’officiers, précédés de la musique, et éclairés d’un soleil étincelant. Nous longeons la muraille. À la porte de l’Est, nous entrons en ville ; nous suivons, entre une haie de marins français et de soldats anglais, toute la rue de l’Est, étroite et sinueuse, encombrée de portes et d’enseignes, et que nos chai-