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à son grand honneur. Nous échangeons ainsi le mouillage de Blenheim-Reach contre celui d’American-Reach. Nous jetons l’ancre à la pointe Jardine, vis-à-vis l’île Danoise et l’île Française, devant Whampoa. Pour premier plan se trouvent un village sur pilotis, complétement abandonné de ses habitants, des champs de cannes à sucre, les deux pagodes de Whampoa-Island, d’où l’on aperçoit les forts de Canton ; à l’horizon, une chaîne de collines, premiers échelons de la montagne du Nuage-Blanc ; derrière nous, les contours de French-River, si gracieux qu’on les prendrait pour la conception d’un paysagiste, et une colline en gradins, peuplée de tombeaux. Nous sommes à une trentaine de lieues au nord de Macao, et à environ neuf milles de Canton.

Les populations semblent complétement indifférentes, et ne nous sont nullement hostiles. On nous reçoit même fort bien dans les villages, et l’on nous offre des bananes et du thé. Le sentiment général est celui de la curiosité chez les uns, de la peur chez les autres. Les enfants s’enfuient en criant à notre approche, les femmes nous ferment brusquement la porte au nez ; mais lorsque nous nous promenons dans Whampoa, toute la population sort dans les rues pour nous voir. La ville est entourée d’un grand canal dont on a coupé tous les ponts, sauf un, de peur des barbares. Les mandarins et les soldats se sont retirés à Canton ; et un Chinois nous dit que le peuple ne les laissera pas revenir, de peur que leur présence n’attire aux habitants quelques démêlés avec les étrangers.

Malgré les dispositions pacifiques de la population, l’amiral ne permet de descendre à terre que plusieurs à la fois et bien armés. À l’avant de chaque navire, on a placé un grand triangle en bambou destiné à écarter les brûlots ; des embarcations armées sillonnent la rade, à partir du coucher du soleil ; enfin des factionnaires sont placés à l’avant, à l’arrière, à droite et à gauche de chaque bâtiment. Leurs cris de bon quart, dans le silence de la nuit, ne manquent point d’une certaine solennité.


Canton. — Le lendemain du siége. — Le camp. — La salle des examens. — Mépris pour l’état militaire en Chine. — Les yamons et les pagodes. — Le faubourg de l’Ouest. — Le quartier tartare.


(Nous passons sous silence les faits de diplomatie et de guerre qui amenèrent la prise de la ville de Canton par les Français et les Anglais, pendant les journées des 28 et 29 décembre 1857. Ou pourra les lire dans le livre de M. de Moges. Nous nous transportons à Canton, après la victoire.)


À deux heures de l’après-midi, le 29 décembre, tout était fini ; les alliés étaient maîtres de toutes les positions dominant la ville ; aucun corps de soldats chinois ne résistait plus. Du haut des créneaux, on apercevait, au loin dans la plaine, les restes dispersés de l’armée chinoise, se composant de dix à quinze mille hommes, campés en longues files le long des chaussées des rivières. Ils étaient hors de la portée du canon, trop loin pour être poursuivis. On les laissa, se contentant d’observer leurs rouges bannières flottant au vent ; et, le lendemain, personne ne les revit plus ; soit qu’ils se fussent retirés dans l’intérieur, soit que soldats laboureurs, ils eussent abandonné leurs armes pour retourner à leurs charrues.

Ces fameux braves des quatre-vingt-seize villages, si longtemps l’effroi de l’Europe et l’espoir de la Chine, on ne les a point aperçus. Quant aux soldats tartares, montant à sept ou huit mille hommes, fils de Chinoises, et, depuis six ou sept générations établis à Canton, ils ont abjuré l’énergie et la vigueur de leurs ancêtres pour le manque de solidité et la légèreté à la course des troupes impériales chinoises. Rien, au reste, ne les distingue des soldats chinois : ils ont les mêmes armes datant des premiers siècles et vous rappelant le temps des Gengiskan et des Timour ; ils ont le même chapeau rond, le même écusson sur la poitrine, une cartouchière dans le genre circadien, à la ceinture, le long fusil, les flèches, le même drapeau qu’ils agitent pour se donner du courage ; seulement ils ont conservé de leurs ancêtres une plus grande force physique ; ils sont grands, larges d’épaules, et moins foncés de couleur que les Chinois ordinaires.

Le lendemain de la prise, nous allons passer vingt-quatre heures au camp.

Je longe la salle des Examens, Examination hall, j’aperçois les loges ou cellules des lettrés. De larges avenues plantées de beaux arbres, et des portiques élégants donnent à ce monument un certain air de grandeur. Mais cet établissement, comme tout ce que nous voyons, atteste une fois de plus la décadence actuelle de la Chine et son ancienne splendeur. Les lettres ne sont plus certes en honneur et ne sont plus guère florissantes, si l’on en juge par les orties et les plantes parasites qui poussent de toutes parts, en pleine liberté, dans ce sanctuaire de la littérature. On s’est amusé à compter les cellules ; il y avait de la place pour sept mille jeunes lettrés ! Ô Confucius ! que dirait ta grande âme de l’abandon où la Chine laisse aujourd’hui tes nobles doctrines ! Les fils de la terre des fleurs, n’ont plus maintenant que le culte de l’or, la soif des intérêts matériels, et délaissent pour la sapèque le livre immortel du Juste et de l’invariable Milieu. En Chine, tout s’en va ; cette grande machine administrative se détraque chaque jour davantage. Elle subsiste encore par la puissance des préjugés, par son antiquité même ; mais tous ses rouages sont usés. L’argent, et non plus la science, vous fait obtenir le diplôme qui ouvre à tous la porte des honneurs. À quoi bon, après cela, venir se renfermer dans un trou de quatre pieds carrés, pour y faire sa composition ? Mieux vaut donner de suite une somme un peu forte à l’avide, et tout-puissant mandarin.

Les officiers des divers bâtiments nous font très-gracieusement les honneurs du camp et nous expliquent les principaux incidents de ces deux journées mémorables. En nous promenant au nord des remparts, en circulant sur cette muraille noircie par le temps et datant des jours glorieux de la Chine, en foulant cette herbe qui y pousse, je fais la réflexion qu’avant nous, aucun barbare n’avait foulé ce sol sacré, n’avait marché à cette même place, et, de ce nid d’aigle, souillé de son regard la cité sainte de Canton. J’aperçois encore une douzaine de cadavres tar-