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Au lever du soleil, notre équipage nous précède et traverse le Volga sans accident. Nous nous embarquons à notre tour. — Trois quarts d’heure de traversée. — Le Volga est le plus grand fleuve d’Europe ; son cours est de plus de six cents lieues, et notez que nous sommes sur le rivage de l’une de ses embouchures dont la largeur, devant la ville, est de plus de deux mille mètres ; on dirait une mer. C’est cette étendue qui a dû faire croire à plusieurs géographes anciens que la mer Caspienne communiquait par un détroit avec l’Océan[1].

Arrivés a l’autre bord, nous montons à cheval. Nous jetons un dernier regard sur la ville, si commerçante et si prospère avant la découverte de la route de mer par le cap de Bonne-Espérance ; nous admirons encore une fois sa belle cathédrale, ses coupoles, ses tours crénelées, le grand canal qui la traverse, ses nombreux vaisseaux ; C’est vraiment un beau panorama. Astrakhan est situé dans un grand îlot qu’entoure le Volga, en partie sur une colline que l’on appelle « le Monticule du lièvre » (en russe Zaietchy-Bongor) ; son port est large, bien abrité, mais trop ensablé pour donner l’hospitalité aux navires d’un fort tonnage[2].

« Ah ! nous dit un passager qui voit sur notre figure quelque émotion, c’est au printemps qu’il faudrait voir Astrakhan, lorsque viennent toutes les caravanes de l’Inde ou de la Chine, et que les cargaisons de thé destinées à la consommation de la Russie couvrent le rivage. »

Les amis qui nous ont accompagnés nous embrassent. — Adieu, et sans doute pour toujours. — Ils s’embarquent, et nous, au galop ! Nous nous lançons dans le steppe.

Une demi-heure de course, et déjà tout change d’aspect. Nous avons laissé derrière nous les dernières maisons qui servent de relai et de magasins. Maintenant autour de nous la solitude, aucun arbre, aucune culture ; toute la vaste étendue du sol jusqu’à l’horizon, est couverte de bruyères roses. Le spectacle est le même toute la journée. Il nous avait intéressés pendant une heure ou deux ; mais l’effet, curieux d’abord, nous est devenu peu à peu indifférent : on se lasse vite de la monotonie.

Nous couchons dans une maison isolée, sur un petit monticule. Le lendemain avant le jour nous sommes sur pied ; nous voulons voir de haut le steppe immense. Mais un brouillard épais nous cerne et voile les horizons. En attendant, nous prenons plaisir à voir cheminer dans cette épaisse vapeur, une petite caravane composée d’une demi-douzaine de cavaliers kalmoukcs, et de quatre chameaux portant une kibitka (tente), des meubles et des ustensiles de ménage. C’est une famille kalmoucke qui change de résidence. Hommes et femmes sont à cheval, et il est fort difficile de distinguer les uns des autres. Tout le groupe, entrevu dans la brume, a un aspect particulier ; ce n’est pas encore l’Orient, c’est la transition ; nous comprenons déjà mieux que nous commençons à quitter la Russie d’occident, et qu’en suivant le bord de la mer Caspienne nous nous acheminons vers les terres du soleil.

On nous appelle ; les voitures sont attelées, les chevaux sellés, de beaux rayons d’or dissipent les nuages, le ciel resplendit. En route ! en route pour Derbent ! la ville aux portes de fer ! la limite de l’Asie !

Que voyons-nous s’agiter dans la bruyère, puis s’élever à tire-d’ailes ? Des bandes d’outardes. Nous saisissons nos fusils, mais malgré un galop furieux, nous restons à trop de distance. On nous avait promis des faucons, il paraît que nous n’en trouverons qu’à Derbent[3]. Malgré tout, il nous faut des outardes. Nous employons toutes les ruses imaginables pour approcher des bandes qui fuient toujours avant que nous arrivions à la portée du fusil. On nous conseille de nous tenir cachés dans les voitures ; le moyen réussit : nous ne manquerons pas de gibier.

Vers le milieu de la journée nous commençons à apercevoir de petits lacs salés ; de loin, ils ressemblent à des coquilles d’huître qui auraient une demi-lieue de longueur. Les bruyères qui croissent sur leurs bords sont du plus beau pourpre, ce qui leur fait des ceintures éclatantes.

Nous approchons : point d’eau. Les lacs sont complétement desséchés. On se promène sur des masses de sels qui, étincelantes sous le soleil, miroitent comme la nacre.

Richesses perdues, ou à peu près. Dans les environs d’Astrakhan, entre l’Oural et le Volga, on exploite des lacs semblables, ceux que nous rencontrons sont abandonnés[4].

De temps en temps, à droite et à gauche galopent ou paissent des centaines de chevaux sauvages, mais depuis longtemps les beaux moutons d’Astrakhan ont disparu. Quant à des humains, nous n’en voyons qu’aux relais de poste où nous changeons de chevaux, et ils ne sont pas toujours très-aimables ; cependant, grâce à notre padarogné de couronne, et aussi à quelques coups de fouet distribués à propos, tout s’arrange.

  1. Voyez plus loin la note 1 de la page 122.
  2. Astrakhan, chef-lieu du gouvernement d’Astrakhan (Russie d’Europe), a d’abord fait partie de l’empire de Kaptschak, fondé par Batou-Khan. Au quinzième siècle, c’était une ville indépendante. En 1554, Ivan IV s’en rendit maître et prit le titre de roi de Casan et d’Astrakhan. En 1670, son gouverneur, Stenko-Razin, se mit à la tête d’une formidable insurrection, mais il fut vaincu par son oncle Jacolof, qui était resté fidèle à la Russie. La population, russe, kalmouke et tatare, est d’environ 46 000 âmes. On y trouve aussi des Arméniens, des Juifs, quelques Indiens, des Metis (nés des Indiens et des femmes kalmoukes). Les Russes sont marchands, les Arméniens font les métiers des Juifs, les Tatares sont jardiniers et gardiens de troupeaux. Les rues sont sablonneuses. C’est le soir seulement que la ville semble s’éveiller : alors commencent les affaires, les plaisirs ; et la variété des costumes, les contrastes des types, les curieuses oppositions de style dans les édifices, l’animation générale, donnent à Astrakan une physionomie singulière qui la distingue de toutes les autres cités russes.
  3. Un officier tatar, qui fit ce même voyage avec H. Hommaire de Hell et ses compagnons, avait un faucon dont il se servit de manière à fournir abondamment la caravane d’oies et de canards sauvages. Les hérons seuls déjouaient toutes les ruses de l’oiseau chasseur.
  4. « Le nombre des lacs (salines) actuellement en exploitation dans le gouvernement d’Astrakhan s’élève à 32, et leur produit annuel est de 175 151 943 kilogrammes ; si les circonstances le rendaient nécessaire, il serait on ne peut plus facile de donner une plus grande activité à cette branche d’industrie ; car, outre les 32 lacs ci-dessus mentionnés, on en connait encore 97 autres entièrement vierges. » — Hommaire de Hell.