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314 LE TOUR DU MONDE.

moderne, où le nombre des bateaux à vapeur, des chalands, des dahabiehs ancrées dans le fleuve, donne quelque peu l’idée des grands fleuves de l’Amérique, sillonnés en tous sens par d’énormes bateaux ; ce ne sont que joyeux appels lancés par des voix jeunes et cristallines venues de l’autre côté de l’Atlantique, des rires argentins qui éclatent comme des fusées multicolores, à toute heure du jour et presque de la nuit, en des pique-nique, des bourriquades effrénées, mêlés à des concerts sur l’eau ou en des établissements ad hoc.

On croirait qu’un coup de baguette magique à transporté à l’autre bout de l’Egypte quelque riche et grand caravansérail du Caire avec tous ceux qui l’occupaient. Quatre fois par semaine, les hôtels flottants de M. Cook apporteront de nombreux voyageurs et remmèneront ceux qui aspirent au retour, si bien que pendant quatre ou cinq mois Assouan semble une ville enchantée où l’on n’a plus souvenir des soucis de la vie, des ennuis du lendemain, où l’on est tout à l’heure présente, pleine de joies, de vie, de plaisirs de toute sorte, loin des peines que semblent avoir multipliées nos sociétés contemporaines.

Mais en sommes-nous si loin ?

Quels sont ces bruits qui atteignent mon oreille ? qu’aperçois-je ? ne suis-je point le jouet d’un rêve qui m’aurait transporté en Europe à mon insu ? Ce bruit, c’est bien le bruit des rails de chemin de fer que l’on décharge, et ces hommes qui les déchargent et les montent deux par deux, du fleuve jusqu’en haut de la berge, mais ces hommes sont bien des forçats, car voici les chaînes qui les attachent l’un à l’autre et qui leur meurtrissent les pieds, et en outre voici les soldats qui, baïonnette au canon et fusil chargé, sont placés de 20 en 20 mètres pour empêcher toute évasion ! Tout sous ce beau ciel n’est donc pas que rire, jeu et plaisir, puisque j’y retrouve toutes les verrues de nos civilisations occidentales. Ces hommes que j’aperçois peinant, couverts de sueur, mais riant et plaisantant pour la plupart sous le regard de leurs gardiens, comme s’ils cussent été dans les champs au temps de la joyeuse moisson, lançant de pénétrants éclairs de leurs yeux farouches, ne travaillant que de force et pouvant à peine se soutenir, me montrent assez que les cruautés nécessaires de nos civilisations peuvent changer en enfer ce paradis enchanté : à côté du rire, du plaisir des heureux, il y a Îles _pleurs et les grincements de dents des malheureux et des coupables. Et combien y a-t-il d’innocents dans ce misérable troupeau que l’on mène avec une verge de fer ? Hélas ! quand on connaît la manière dont s’exerce la justice égyptienne, l’art avec lequel les tribunaux indigènes protègent les riches et frappent les pauvres, on sait à ‘quoi s’en tenir.

Je prends le petit chemin de fer qui va jusqu’à Philæ, rocher granitique se tenant au milieu du fleuve et que la piété fantaisiste des Pharaons égyptiens avait couvert de monuments grandioses. Nous les visiterons au retour, car le bateau va partir, et le pont se couvre déjà de passagers. L’équipage s’’empresse, empile les énormes caisses des provisions nécessaires au voyage, charge Ia prodigieuse quantité de bagages que trente voyageurs peuvent transporter avec eux, car {ous ces touristes feront trois ou quatre toilettes par jour, ar : h les hommes se mettront en habit pour diner le soir, L =. _ l ut. oo . les femmes se décollèteront plus ou moins, si

| a Ci bien qu’on emportera Londres ou New York jus-RE qu’au terme du voyage pour les rapporter ensuite avec soi : le monde ne saurait se passer de ces

À LA RECHERCHE D’UN « BAQSCHISCII » OU D’UNÉ CORVÉE, deux grandes villes, et elles n’existeraient pas

sans leurs habitants avec tous leurs bagages. Où

donc ai-je lu que les Français ne savent pas voyager sans une énorme quantité de bagages ? Celui qui eut cette pensée n’avait jamais vu l’embarquement à Philæ des touristes de M. Cook.









Au milieu de tout le brouhaha causé par l’installation des voyageurs dans les cabines, un coup de cloche se fait entendre ; les aubes des roues se mettent à frapper l’eau lentement, régulièrement, et la lourde