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l’ombre des rocs solennels, les berges de la rivière qui, agitée sans cause apparente, se soulève, déborde, éveille les échos, troublée jusque dans ses profondeurs par son saut gigantesque ; avoir Niagara devant soi, éclairé par le soleil et par la lune, rouge à l’heure du couchant, gris lorsque le soir tombe lentement dessus ; le regarder chaque jour ; s’éveiller la nuit et entendre sa voix incessante : c’était assez.

« Maintenant, je sais que ces eaux roulent, bondissent, rugissent et tombent encore, en toute saison, tout le long du jour ; les arcs-en-ciel planent encore dessus, elles brillent toujours aux rayons du soleil comme de l’or en fusion ; quand le jour est sombre, elles tombent encore comme de la neige, paraissent s’effondrer comme la crête d’une grande falaise de chaux, ou roulent le long du roc comme une épaisse fumée blanche ; mais toujours le puissant torrent semble mourir de sa chute, et de son insondable tombe surgit toujours ce gigantesque fantôme de brouillard et d’écume qui n’est jamais couché, qui hante ce lieu avec la même effroyable solennité depuis que les ténèbres planaient sur l’abîme et que, première inondation antérieure au Déluge, un flot de lumière déferla sur la création à la voix de Dieu[1]. »

S’il m’était permis d’ajouter quelques réflexions personnelles après la lecture de ces pages sublimes, je dirais que l’un des aspects de Niagara qui m’a le plus frappé, est la continuité de cette catastrophe inouïe comme en virent seuls les âges préhistoriques, de la chute dans le vide de tout un lac immense : l’homme qui tombe du haut des tours de Notre-Dame est un spectacle anormal, mais instantané ; l’idée que sa chute pourrait durer toujours, apparaît à l’esprit comme un effrayant cauchemar ; il y a du songe dans Niagara, et l’obsédante pensée de sa chute éternelle fait qu’en la contemplant l’on s’attend au réveil. Il est, sans doute, des cataractes plus hautes, quoique d’un volume moindre, mais cette chute d’un seul jet, sans cascade intermédiaire pour distraire le regard, tire précisément sa puissance souveraine de cette simplicité ; elle est, si j’ose dire, romane, tandis que les autres rappellent le flamboyant ou seulement le rocaille.

La galopade des rapides avant le saut m’a plus impressionné, peut-être, que le plongeon lui-même : l’eau, dans cette furieuse et comme épileptique course à l’abîme, semble avoir réellement conscience du sort qui l’attend et accepter ce suicide avec joie ; comme Hawthorne l’a fait remarquer, les flots de Niagara ne sont pas captés par surprise, leur descente est l’image du Destin en marche.

Enfin, la multitude d’ares-en-ciel qui s’enchevêtrent et planent au-dessus du gouffre quand le soleil brille, sont d’un effet scénique incomparable ; le Père Hennepin, ce jésuite missionnaire qui, le premier, publia en 1697, une description de la chute, n’y découvrit pas tant de choses : « Les eaux, dit-il, qui tombent dans cet horrible précipice, écument et bouillonnent de la façon la plus hideuse qui se puisse imaginer, avec un bruit outrageant plus terrible que le tonnerre. » Le bon Père appréciait comme ses contemporains qui voyaient la nature à travers le paré de Versailles, peignée par Le Nôtre ou La Quintinie ; et quel peigne eût mordu sur ce géant d’écume, emplissant les grands bois de sa plainte éternelle !

Si la forêt primitive a disparu autour des chutes, il en est cependant demeuré suffisamment de vestiges pour former le fond de tableau indispensable ; les petites îles, surtout, sont charmantes : grâce à un savant entretien, joint à de discrets maquillages, elles ont conservé un aspect « demi vierge » qui fait le plus grand honneur aux Américains. Les efforts combinés des deux gouvernements qui ont acheté les rives, sont parvenus à effacer toute trace de réclame ou d’industrialisme autour de cette merveille sans égale que, désormais, son cadre ne dépare plus.

TORONTO, PALAIS LÉGISLATIF. — CLICHÉ DU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR DU CANADA.

Les fameux rapides et le tourbillon ou Whirlpool se trouvent à deux milles plus bas que la cataracte ; l’eau, jusqu’à cet endroit, coule huileuse et comme tout étourdie de son saut prodigieux, dans une gorge étroite hérissée de sapins ; à cet endroit, la rivière est, paraît-il, la plus profonde du monde, plus de deux cents pieds, et le torrent de la chute, par sa vitesse et son poids, entraîné au fond de ce gouffre, en laisse la surface presque calme ; mais au bout de ces deux milles, les eaux se réveillent de

  1. American Notes.