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PETIT SAGUENAY. — CLICHÉ DE LA COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER « QUÉBEC ET LAC SAINT-JEAN ».

de près. À ce moment, je n’avais pas encore vu le Niagara auprès duquel toute cataracte — si majestueuse soit-elle — et Montmorency tombe de plus haut — semble puérile. Les eaux, d’ailleurs, en ce mois de juin, étaient fort basses et la chute incomparable à ce qu’elle devient, paraît-il, à la fonte des neiges. Bien qu’elle fût digne, telle quelle, de toute mon admiration, je me félicitai, quelques instants après, de ne l’avoir pas totalement épuisée à la contempler : les « Marches Naturelles » qui la précèdent se chargèrent de ce soin.

Ces « Marches » ne sont autre qu’une gorge étroite de plusieurs lieues aux parois rocheuses taillées en forme d’escaliers et dans laquelle bouillonne la rivière en une succession ininterrompue de rapides avant d’arriver à la chute. Cette gorge, aux tournants les plus imprévus, traverse une sapinière dont les arbres poussent jusqu’au bord du gouffre et parfois le surplombent. Ce lieu solitaire répand un charme pénétrant que la sensation du « déjà vu » ne pouvait encore gâter en moi et auquel, d’ailleurs, les Canadiens eux-mêmes sont sensibles : telles elles étaient au siècle de Champlain, telles sont encore les « Marches Naturelles », sauvages et murmurantes, au fond des bois.

En traversant à l’aller comme au retour la grande paroisse de Beauport qui s’échelonne en une unique rue tout le long du fleuve, je pus admirer à loisir la campagne québecquoise, aussi fertile et bien cultivée que nos plus belles provinces et l’aspect des habitants qui « jasaient » en groupes sur le pas de leurs portes (c’était un dimanche) rendait plus complète encore l’illusion de la France.

L’étranger qui vient à Québec ne manque jamais d’aller visiter le village indien de Lorette, situé à quelques lieues seulement de la ville. Le jour où je m’y rendis, le curé était souffrant et hors d’état de m’accompagner ; pour y suppléer, il voulut bien écrire sur sa carte : « Je recommande M. de Beaumont, voyageur français, au bienveillant accueil de Messieurs les Hurons, » et il m’indiqua M. Gros-Jean comme étant l’un des naturels le plus à même de me renseigner. Muni de ce « sésame », je me promenai dans le village qui ne me parut différer en rien des autres paroisses canadiennes que j’avais déjà visitées, puis j’entrai dans l’élégant cottage de la famille Gros-Jean où je trouvai deux jeunes filles qui travaillaient à des broderies indiennes ; n’était la couleur un peu bistrée de leur peau, on les prendrait aisément pour des blanches. Sur ma demande, l’une d’elles se leva pour aller chercher son père qui arriva presque aussitôt et me reçut (comme dans la chanson) d’une façon charmante. La conversation commença, à bâtons rompus, pendant que nous faisions ensemble le tour du propriétaire. En contemplant ce grand vieillard, sec et tanné, aux yeux bleus très caves, à la moustache de gendarme, habillé comme tout le monde et qui me parlait dans le français le plus pur, je me demandais, pareil au personnage de Montesquieu : « Se peut-il vraiment que l’on soit Huron ! » et finalement, j’insinuai : « Alors, comme ça, monsieur Gros-Jean, vous n’êtes ni Français, ni Anglais ?

— Nenni, monsieur, je suis Huron.

— Vraiment…