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demander ce que j’attendais ; je ne suis jamais, non plu, parvenu à les plier à mes habitudes, voire les plus simples ; pas une fois je n’ai pu obtenir qu’on me servît mon café à la fin du repas ; j’avais beau le renvoyer, on me le rapportait toujours triomphalement entre chaque service. Enfin, dernier détail, ces « first class hotels » ont des horaires réglés comme ceux d’une caserne : faute de s’y conformer, on s’expose à tous les mécomptes, dont l’un des moindres est de se coucher à jeun.

Le lendemain, de bonne heure, M. l’abbé Gauthier m’attendait, devant la porte, avec sa voiture, et le trajet que nous fîmes pour nous rendre à Rustico (corruption anglaise de Racicot), me permit d’admirer cette île dont la calme beauté diffère des grandeurs sauvages de sa voisine du Cap-Breton. On l’appelle, à bon droit, le jardin du golfe et elle est presque aussi cultivée que Wight ou Jersey, mais le voyageur d’Europe lui préférera toujours notre ancienne Île Royale, ses lacs amers inoubliables et ses grands bois de mélèzes et de pins aux profondeurs inaccessibles.

Après avoir traversé quelques bois de « pruche »[1] et franchi des cours d’eau du lit desquels, à marée basse, on extrait le fameux mussel mud (mot à mot : boue de moules, détritus organiques à base calcaire qui jouent un grand rôle dans la fertilité de ces régions), nous atteignîmes la grande paroisse rurale de Rustico où le curé, M. l’abbé Ronald Mac Donald, prédicateur éloquent et qui parle notre langue comme la sienne propre, nous accorda une hospitalité vraiment écossaise, bien digne d’un descendant de ces Jacobites, héréditaires amis de la France. M. l’abbé Mac Donald apprécie comme il convient le pittoresque costume de ses Acadiennes et ferait, au besoin, tous ses efforts pour les engager à le conserver.

L’après-midi fut consacré à visiter le village et à causer avec les habitants : comme à Tignish et à Memramcook, je fus frappé de leur physionomie si française et de leur bon accent ; il n’est pas jusqu’aux expressions patoises que, de temps à autres, ils emploient, telles que : j’étions, j’avions, qui ne soient douces à l’oreille, comme un écho lointain de nos anciennes provinces.

La jeune génération qui sait lire et écrire, parle plus correctement, mais son français a moins de profondeur que celui des vieillards : trop mêlé d’anglicismes, il ne découle pas du génie même de la langue, dont, quoi qu’on dise, le peuple a le dépôt ; quelques-uns ont involontairement recours à l’anglais quand ils veulent s’expliquer entre eux d’une façon plus précise. Enfin, beaucoup de termes maritimes qui se sont glissés dans le langage courant, lui donnent une saveur caractéristique, témoin ce prêtre qui me disait un jour : « Depuis trente ans que je me suis embarqué dans la soutane… »

CHUTES DE MONTMORENCY. (PAGE 556). — DESSIN DE BOUDIER.
CLICHÉ DE LA COMMISSION CANADIENNE POUR L’EXPOSITION FRANÇAISE DE 1900.

L’ensemble de la population est aussi bigarré et particulariste qu’au Cap-Breton, d’où un aspect heurté que dut avoir notre vieux monde au lendemain des grandes invasions qui transplantèrent et contraignirent à vivre côte à côte tant de peuplades diverses et ennemies, jusqu’au jour où les siècles niveleurs ayant éteint les haines et confondu le sang des races, de l’unité naquirent les patries.



Le jour suivant, 16 juin, je quittai l’île et remontai directement jusqu’à Québec avec le regret de n’avoir pu comprendre, dans cette tournée rapide notre ancien Port-Royal (maintenant Annapolis), au Sud-Est de la Nouvelle-Écosse, qui fut, en 1604, le premier point colonisé de la presqu’île, d’où essaimèrent plus tard les groupes de familles, souches primordiales du peuple acadien.

Ce peuple, que l’on croyait rayé de la liste des nations, a fait depuis vingt ans des progrès immenses et inespérés, grâce à la diffusion d’une instruction dont il avait été si malheureusement privé jusque-là. Il tient déjà toutes les côtes de ce Nouveau-Brunswick, si

  1. La pruche (en anglais spruce) est une sorte d’épinette blanche très répandue au Canada et dont la pulpe sert à la fabrication du papier.