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Cap-Breton, il exaltait le génie de notre race, éducatrice des peuples, qui a promené de par le monde entier le flambeau de la civilisation ; en entendant évoquer cette France lointaine dont le renom glorieux n’était jamais parvenu jusqu’à lui, le vieillard humilié courba la tête et se mit à pleurer comme un enfant[1].

En les couvrant de mépris, en les confondant presque avec les sauvages, on croyait nous abaisser nous-mêmes et, à force de le leur faire sentir, on était parvenu à les convaincre qu’ils appartenaient à une race inférieure ; on ridiculisait aussi leur langage que l’on affectait de prendre pour un patois incompréhensible ! « Cependant, ils ne convenaient pas qu’il fût si ridicule, ni honteux de parler français entre eux, le soir, au retour des champs, les enfants rangés autour de l’âtre ; sur la haute mer, quand la houle est menaçante, ou que le vent gémit sa mélopée plaintive ; sur la grande place de l’église, le dimanche, où la paroisse se réunit, quitte à entendre, à l’intérieur, la parole de Dieu dans une langue étrangère que les femmes et les enfants ne comprenaient pas et ne comprendraient jamais. Ils étaient si doux à l’oreille, les vieux cantiques de France ! Pourquoi les proscrire ? Que chanteraient-ils jamais, s’il ne leur était pas permis, non plus, de chanter les complaintes de Port-Royal et de Grand-Pré qui les faisaient doucement pleurer ?… Honteux de parler français, cela voulait dire honteux de l’être ! »[2]

Privés de tout secours intellectuel et menacés de perdre leur langue, ils tentèrent cependant l’impossible pour conserver ce patrimoine à leurs enfants ; qu’on en juge par le récit suivant : « Vers 1864, il s’échappa d’un navire passant près de la dune de Bouctouche, un matelot fatigué de la mer, qui gagna la rive à la nage, ayant appris que cette plage était habitée par des Français. On l’habilla et l’on s’aperçut bientôt qu’il savait lire et écrire ; une école fut incontinent ouverte à laquelle se rendirent tous les enfants du village ; à la confédération (1867), il fut choisi candidat pour la chambre fédérale et élu, en dépit d’une opposition anglaise acharnée. M. Auguste Renaud, c’est son nom, siégea aux Communes canadiennes de 1867 à 1872 en qualité de seul représentant acadien et s’acquitta de ses fonctions avec beaucoup d’habileté et une grande fidélité ».[3]

Au moment où j’allais quitter le vieillard de Tignish, il me tendit un verre d’une liqueur délicieuse faite de fruits sauvages, et nous bûmes ensemble à l’ « au-delà » de mystère qu’était pour lui la France,

Le lendemain matin, je repris le train qui me fit repasser, sans m’arrêter, à Summerside, et me conduisit directement à Charlottetown, capitale de l’île. À peine étais-je descendu à l’hôtel, que je reçus la visite collective des abbés Pierre Gauthier, professeur de philosophie au collège Saint-Dunstan, Mac Donald, curé de Miscouche, Arsenault, curé du Mont-Carmel et Boudreault, curé de Saint-Jacques d’Egmont. Ces braves prêtres avaient appris qu’un Français passait dans leur île et, spontanément, s’étaient réunis pour lui souhaiter la bienvenue. En me quittant, le Père Gauthier voulut bien m’offrir de m’accompagner le lendemain à Rustico dont il est originaire, et je consacrai ma journée à visiter la capitale, notre ancien Port La Joie, qui est devenu une belle ville de 11 000 habitants, fort bien bâtie et riche en monuments publics qui ne dépareraient aucune grande cité du continent américain.


(À suivre.) Gaston du Boscq de Beaumont.



CAMPEMENT DE CHASSEURS AU NOUVEAU-BRUNSWICK. — CLICHÉ MAC ALPINE, SAINT-JEAN, N. B.


  1. Le P. Lefebvre et l’Acadie, p. 203.
  2. Ibid., p. 163.
  3. Ibid., p. 203.