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mais, néanmoins, d’un confortable que l’on rencontrerait rarement dans nos campagnes. À part quelques habitations plus luxueuses qui ont des airs de cottages, entre cour et jardin, toutes les maisons pareilles ressemblent, de loin, à des jouets d’enfant ; elles sont couvertes en bardeaux ou planchettes de bois de la dimension d’une ardoise. Ces demeures sont ombragées de saules ou faux osiers pour lesquels les Acadiens eurent toujours une prédilection marquée ; leur feuillage pâle et triste symbolise bien les destinées du peuple dont il pourrait être l’emblème, comme l’érable l’est devenu pour les Canadiens. Une route, encombrée d’enfants pieds nus et de maigres bestiaux en liberté, sépare le village, adossé à la mer, des champs uniformément balisés ; au loin, moutonne l’éternelle sapinière, réserve inépuisable (?) des générations futures.

DÉBÂCLE DES GLACES AU PRINTEMPS, DANS LA RIVIÈRE MEMRAMCOOK.
CLICHÉS DU R. P. ARSENAULT, DU COLLÈGE SAINT-JOSEPH

Des falaises basses de la Grande Anse, la vue s’étend sur toute la Baie des Chaleurs qui, par cette matinée de juin, s’étalait sans rides, presque aussi bleue que la Méditerranée. En face, par le temps clair, se dessinaient nettement les côtés de Gaspésie et ce comté de Bonaventure qui doit son nom à l’aventureuse dynastie des Denys, puissante en Acadie à l’époque de la domination française[1]. Puis nous descendons sur la grève visiter les homarderies. Les pêcheurs auxquels je cause ne diffèrent en rien, comme aspect ou langage, de ceux de la côte normande. Le genre de vie qu’ils mènent leur évite, d’ailleurs, presque tout contact avec les Anglais, dont la plupart ne comprennent même pas la langue. Après avoir admiré de monstrueux saumons que, sous nos yeux, l’on « déneige » dans la glacière, et vu rougir dans la chaudière des centaines de homards que des femmes expertes débarrassaient de leur carapace et mettaient ensuite en boites, nous entrâmes dans l’école mixte tenue par une jeune Acadienne des plus intelligentes, et là, du moins, dans cette humble paroisse, la langue française ne court pas, comme à Bathurst, le risque de disparaître dans un avenir prochain.

La journée était finie et je croyais avoir tout vu, mais une surprise m’était réservée. Ce premier juin tombait un jeudi, et le premier jeudi de chaque mois, les paroissiens de la Grande Anse ont coutume de s’as-

  1. Le premier fut l’auteur de la Description des côtes de l’Amérique Septentrionale (1672) citée plus loin.