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La petite ville de province, la lointaine sous-préfecture de France… je conseille à ses détracteurs d’aller la comparer avec ses sœurs du Nouveau Monde, où rien, pas la moindre église, la plus petite ruine à visiter, ne peut donner prétexte à la rêverie du voyageur. À peu près tous pareils et ne différant que par le nombre de la population et des édifices de pierre, ces chefs-lieux coloniaux sont, pour la plus grande partie, construits en bois, trottoirs compris ; les rues larges, régulières, coupées à angle droit, sont fort mal entretenues et bordées de magasins nombreux et bien approvisionnés, principalement ces sortes de bazars où l’on peut acheter, suivant une expression populaire, « depuis une ancre jusqu’à une aiguille ».

Si l’on ajoute que les matériaux employés à la construction des édifices sont généralement de toute beauté, grâce aux merveilleuses carrières de grès multicolores que renferme la Nouvelle-Écosse, et que l’on a, pour la construction et même la couverture des maisons, tiré du bois un parti extraordinaire ; que ces maisons sont plus chaudes, plus propres et réellement plus confortables que celles de même catégorie dans notre vieux monde, qu’elles sont, pour la plupart, peintes en blanc, jaune clair ou chocolat, on pourra se dispenser de décrire à nouveau chaque petite ville que les hasards du voyage nous feront traverser.

En attendant, me voilà toujours, vers midi et demi, après une nuit d’insomnie, ou peu s’en faut, sur le quai de la gare de Bathurst où je ne connais personne.

M. Pascal Poirier, sénateur du Nouveau-Brunswick et le représentant par excellence des Acadiens au Parlement fédéral, a bien voulu annoncer ma venue à son cousin, M. Narcisse Landry, avocat ; il s’agit donc de le trouver : pour ce faire, nous nous hissons, ma malle et moi, dans une voiture du genre « araignée » et après avoir confié mon désir au jeune Anglo-Saxon qui la conduit, je me laisse bercer par d’ininterrompus cahots qui impriment à tout l’équipage le plus inquiétant roulis.

Un élégant cottage précédé d’un jardin dans lequel jouent des enfants de tout âge : je suis chez M. Landry qui m’accueille en véritable compatriote. Grâce à mon hôte, l’unique journée que je passai à Bathurst ne fut point perdue et j’eus le plaisir de constater l’état prospère de la population acadienne qui compte dans son sein nombre de personnalités marquantes et appartenant aux carrières libérales. L’enseignement du français y est, malheureusement, des plus négligés, et si les parents n’y prennent garde, la génération prochaine risque fort de perdre la langue de ses ancêtres. Un courageux journal, le Courrier des Provinces Maritimes, que dirige M. Veniot, s’efforce de réagir contre cette fâcheuse tendance ; mais le danger est réel et d’autant plus frappant qu’on le constate surtout dans les familles que leur aisance et leur situation sociale sembleraient devoir préserver. Ces premiers Acadiens que je rencontrai sur ma route appartenaient à l’élite : bourgeois aisés ou négociants, ils ont bien conservé le type français, mais les longues persécutions et l’habitude de vivre très repliés sur eux-mêmes, qui en fut la conséquence, les a rendus peu expansifs. Quelques-uns, malgré leur peu d’instruction première, sont devenus des hommes d’affaires très remarquables et ont amassé de belles fortunes ; ardents patriotes comme leurs pères, ils n’en sont pas moins de très loyaux sujets résignés à leur sort et habiles dans l’art de tourner des difficultés que leur faiblesse numérique ne leur eût pas permis d’aborder de front.

LE PORTAGE DU CANOT. — DESSIN DE MIGNON.
CLICHÉ DE LA COMPAGNIE DU « NEW-YORK CENTRAL RAILWAY ».

Le lendemain 31 mai, par la petite ligne d’intérêt local qui va de Bathurst à Tracadie, je partis pour la Grande Anse muni d’une recommandation de M. Landry pour M. l’abbé Doucet, curé de cette paroisse.

S’il est un souvenir de ce pays d’Acadie qui me sera toujours particulièrement cher, c’est la façon dont le Français que je suis y fut partout accueilli : non content de loger le pèlerin d’outre mer qui venait le saluer du fond de la vieille France, M. l’abbé Doucet se mit, sur-le-champ, entièrement à ma disposition, et comme