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— Voilà une idée qui n’est pas mal, dit M. de Rênal, évidemment fort joyeux.

— Toutefois il faudrait spécifier, dit Julien, de cet air grave et presque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient le succès des affaires qu’ils ont les plus longtemps désirées, il faudrait spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les filles de madame, et le domestique lui-même.

— Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rênal, d’un air hautain. Il voulait cacher l’admiration que lui donnait le savant mezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants.

La vie de Julien se composait ainsi d’une suite de petites négociations ; et leur succès l’occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence marquée qu’il n’eût tenu qu’à lui de lire dans le cœur de madame de Rênal.

La position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verrières. Là, comme à la scierie de son père, il méprisait profondément les gens avec qui il vivait, et en était haï. Il voyait chaque jour dans les récits faits par le sous-préfet, par M. Valenod, par les autres amis de la maison, à l’occasion de choses qui venaient de se passer sous leurs yeux, combien leurs idées ressemblaient peu à la réalité. Une action lui semblait-elle admirable ? c’était celle-là précisément qui attirait le blâme des gens qui l’environnaient. Sa réplique intérieure était toujours : Quels monstres ou quels sots ! Le plaisant, avec tant d’orgueil, c’est que souvent il ne comprenait absolument rien à ce dont on parlait.

De la vie, il n’avait parlé avec sincérité qu’au vieux chirurgien-major ; le peu d’idées qu’il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italie, ou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit circonstancié des opérations les plus douloureuses ; il se disait :

Je n’aurais pas sourcillé.

La première fois que madame de Rênal essaya avec lui une conversation étrangère à l’éducation des enfants, il se mit