Page:Le Rouge et le Noir.djvu/450

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Strasbourg, et songe à marcher droit. Je ferai connaître mes volontés d’ici à quinze jours. »

Cette réponse si ferme étonna Mathilde. Je ne connais pas Julien ; ce mot la jeta dans une rêverie, qui bientôt finit par les suppositions les plus enchanteresses ; mais elle les croyait la vérité. L’esprit de mon Julien n’a pas revêtu le petit uniforme mesquin des salons, et mon père ne croit pas à sa supériorité, précisément à cause de ce qui la prouve…

Toutefois, si je n’obéis pas à cette velléité de caractère, je vois la possibilité d’une scène publique ; un éclat abaisse ma position dans le monde, et peut me rendre moins aimable aux yeux de Julien. Après l’éclat… pauvreté pour dix ans ; et la folie de choisir un mari à cause de son mérite ne peut se sauver du ridicule que par la plus brillante opulence. Si je vis loin de mon père, à son âge, il peut m’oublier… Norbert épousera une femme aimable, adroite : le vieux Louis XIV fut séduit par la duchesse de Bourgogne…

Elle se décida à obéir, mais se garda de communiquer la lettre de son père à Julien ; ce caractère farouche eût pu être porté à quelque folie.

Le soir, lorsqu’elle apprit à Julien qu’il était lieutenant de hussards, sa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par l’ambition de toute sa vie, et par la passion qu’il avait maintenant pour son fils. Le changement de nom le frappait d’étonnement.

Après tout, pensait-il, mon roman est fini, et à moi seul tout le mérite. J’ai su me faire aimer de ce monstre d’orgueil, ajoutait-il en regardant Mathilde ; son père ne peut vivre sans elle, et elle sans moi.