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à la tentation de me le faire sentir. Cette découverte l’amusa toute la soirée et le rendit amusant. Comme il prenait congé de la maréchale sous le vestibule de l’Opéra : « Souvenez-vous, monsieur, lui dit-elle, qu’il ne faut pas aimer Bonaparte quand on m’aime ; on peut tout au plus l’accepter comme une nécessité imposée par la Providence. Du reste, cet homme n’avait pas l’âme assez flexible pour sentir les chefs-d’œuvre des arts. »

Quand on m’aime ! se répétait Julien ; cela ne veut rien dire, ou veut tout dire. Voilà des secrets de langage qui manquent à nos pauvres provinciaux. Et il songea beaucoup à Mme de Rênal, en copiant une lettre immense destinée à la maréchale.

— Comment se fait-il, lui dit-elle le lendemain d’un air d’indifférence qu’il trouva mal joué, que vous me parliez de Londres et de Richemond dans une lettre que vous avez écrite hier soir, à ce qu’il semble, au sortir de l’Opéra ?

Julien fut très embarrassé ; il avait copié ligne par ligne, sans songer à ce qu’il écrivait, et apparemment avait oublié de substituer aux mots Londres et Richemond, qui se trouvaient dans l’original, ceux de Paris et Saint-Cloud. Il commença deux ou trois phrases, mais sans possibilité de les achever ; il se sentait sur le point de céder au rire fou. Enfin, en cherchant ses mots, il parvint à cette idée : Exalté par la discussion des plus sublimes, des plus grands intérêts de l’âme humaine, la mienne, en vous écrivant, a pu avoir une distraction.

Je produis une impression, se dit-il, donc je puis m’épargner l’ennui du reste de la soirée. Il sortit en courant de l’hôtel de Fervaques. Le soir, en revoyant l’original de la lettre par lui copiée la veille, il arriva bien vite à l’endroit fatal où le jeune Russe parlait de Londres et de Richemond. Julien fut bien étonné de trouver cette lettre presque tendre.

C’était le contraste de l’apparente légèreté de ses propos, avec la profondeur sublime et presque apocalyptique de ses lettres qui l’avait fait distinguer. La longueur des phrases plaisait surtout à la maréchale ; ce n’est pas là ce style sautillant mis à la mode par Voltaire, cet homme immoral ! Quoique notre héros