Page:Le Rouge et le Noir.djvu/411

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chaise de façon à ne pas apercevoir Mathilde. Étonnée de cette constance à se cacher d’elle, un jour elle quitta le canapé bleu et vint travailler auprès d’une petite table voisine du fauteuil de la maréchale. Julien la voyait d’assez près par-dessous le chapeau de madame de Fervaques. Ces yeux, qui disposaient de son sort, l’effrayèrent d’abord, ensuite le jetèrent violemment hors de son apathie habituelle ; il parla et fort bien.

Il adressait la parole à la maréchale, mais son but unique était d’agir sur l’âme de Mathilde. Il s’anima de telle sorte que madame de Fervaques arriva à ne plus comprendre ce qu’il disait.

C’était un premier mérite. Si Julien eût eu l’idée de le compléter par quelques phrases de mysticité allemande, de haute religiosité et de jésuitisme, la maréchale l’eût rangé d’emblée parmi les hommes supérieurs appelés à régénérer le siècle.

Puisqu’il est d’assez mauvais goût, se disait mademoiselle de La Mole, pour parler aussi longtemps et avec tant de feu à madame de Fervaques, je ne l’écouterai plus. Pendant toute la fin de cette soirée, elle tint parole, quoique avec peine.

À minuit, lorsqu’elle prit le bougeoir de sa mère, pour l’accompagner à sa chambre, madame de La Mole s’arrêta sur l’escalier pour faire un éloge complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l’humeur ; elle ne pouvait trouver le sommeil. Une idée la calma : ce que je méprise peut encore faire un homme de grand mérite aux yeux de la maréchale.

Pour Julien, il avait agi, il était moins malheureux ; ses yeux tombèrent par hasard sur le portefeuille en cuir de Russie où le prince Korasoff avait enfermé les cinquante-trois lettres d’amour dont il lui avait fait cadeau. Julien vit en note, au bas de la première lettre : On envoie le n° 1 huit jours après la première vue.

Je suis en retard ! s’écria Julien, car il y a bien longtemps que je vois madame de Fervaques. Il se mit aussitôt à transcrire cette première lettre d’amour ; c’était une homélie remplie de phrases sur la vertu et ennuyeuse à périr ; Julien eut le bonheur de s’endormir à la seconde page.

Quelques heures après, le grand soleil le surprit appuyé sur