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en France, et réduiras les Chambres à ce qu’était le parlement sous Louis XV, et cela, messieurs, je le ferai.

Il se tut, se rassit, et il y eut un grand silence.

Voilà un bon acteur, pensa Julien. Il se trompait, toujours comme à l’ordinaire, en supposant trop d’esprit aux gens. Animé par les débats d’une soirée aussi vive, et surtout par la sincérité de la discussion, dans ce moment M. de Nerval croyait à sa mission. Avec un grand courage, cet homme n’avait pas de sens.

Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot, je le ferai. Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d’imposant et de funèbre. Il était ému.

La discussion reprit bientôt avec une énergie croissante, et surtout une incroyable naïveté. Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien dans de certains moments. Comment dit-on de telles choses devant un plébéien ?

Deux heures sonnaient que l’on parlait encore. Le maître de la maison dormait depuis longtemps ; M. de La Mole fut obligé de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, était sorti à une heure trois quarts, non sans avoir souvent étudié la figure de Julien dans une glace que le ministre avait à ses côtés. Son départ avait paru mettre à l’aise tout le monde.

Pendant qu’on renouvelait les bougies, — Dieu sait ce que cet homme va dire au roi ! dit tout bas à son voisin l’homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gâter notre avenir.

Il faut convenir qu’il y a chez lui suffisance bien rare, et même effronterie, à se présenter ici. Il y paraissait avant d’arriver au ministère ; mais le portefeuille change tout, noie tous les intérêts d’un homme, il eût dû le sentir.

À peine le ministre sorti le général de Bonaparte avait fermé les yeux. En ce moment, il parla de sa santé, de ses blessures, consulta sa montre et s’en alla.

— Je parierais, dit l’homme aux gilets, que le général court après le ministre ; il va s’excuser de s’être trouvé ici, et prétendre qu’il nous mène.