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fallait avoir recours à la mémoire, la sienne était, il faut l’avouer, peu riche en ressources de ce genre ; le pauvre garçon avait encore bien peu d’usage, aussi fut-il d’une gaucherie parfaite et remarquée de tous lorsqu’il se leva pour quitter le salon. Le malheur était trop évident dans toute sa manière d’être. Il jouait depuis trois quarts d’heure le rôle d’un importun subalterne auquel on ne se donne pas la peine de cacher ce qu’on pense de lui.

Les observations critiques qu’il venait de faire sur ses rivaux l’empêchèrent toutefois de prendre son malheur trop au tragique ; il avait, pour soutenir sa fierté, le souvenir de ce qui s’était passé l’avant-veille. Quels que soient leurs avantages sur moi, pensait-il en entrant seul au jardin, Mathilde n’a été pour aucun d’eux ce que deux fois dans ma vie elle a daigné être pour moi.

Sa sagesse n’alla pas plus loin. Il ne comprenait nullement le caractère de la personne singulière que le hasard venait de rendre maîtresse absolue de tout son bonheur.

Il s’en tint la journée suivante à tuer de fatigue lui et son cheval. Il n’essaya plus de s’approcher, le soir, du canapé bleu, auquel Mathilde était fidèle. Il remarqua que le comte Norbert ne daignait pas même le regarder en le rencontrant dans la maison. Il doit se faire une étrange violence, pensa-t-il, lui naturellement si poli.

Pour Julien, le sommeil eût été le bonheur. En dépit de la fatigue physique, des souvenirs trop séduisants commençaient à envahir toute son imagination. Il n’eut pas le génie de voir que par ses grandes courses à cheval dans les bois des environs de Paris, n’agissant que sur lui-même et nullement sur le cœur ou sur l’esprit de Mathilde, il laissait au hasard la disposition de son sort.

Il lui semblait qu’une chose apporterait à sa douleur un soulagement infini : ce serait de parler à Mathilde. Mais cependant qu’oserait-il lui dire ?

C’est à quoi, un matin à sept heures, il rêvait profondément lorsque tout à coup il la vit entrer dans la bibliothèque.

— Je sais, monsieur, que vous désirez me parler.