Page:Le Rouge et le Noir.djvu/252

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Julien comprit que c’était le comte de La Mole. Il le trouva charmant dès le premier abord.

Est-il possible, se dit-il, que ce soit là l’homme, dont les plaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison !

À force d’examiner le comte Norbert, Julien remarqua qu’il était en bottes et en éperons ; et moi je dois être en souliers, apparemment comme inférieur. On se mit à table. Julien entendit la marquise qui disait un mot sévère, en élevant un peu la voix. Presque en même temps il aperçut une jeune personne extrêmement blonde et fort bien faite, qui vint s’asseoir vis-à-vis de lui. Elle ne lui plut point, cependant en la regardant attentivement, il pensa qu’il n’avait jamais vu des yeux aussi beaux ; mais ils annonçaient une grande froideur d’âme. Par la suite, Julien trouva qu’ils avaient l’expression de l’ennui qui examine, mais qui se souvient de l’obligation d’être imposant. Madame de Rênal avait cependant de bien beaux yeux, se disait-il, le monde lui en faisait compliment ; mais ils n’avaient rien de commun avec ceux-ci. Julien n’avait pas assez d’usage pour distinguer que c’était du feu de la saillie, que brillaient de temps en temps les yeux de Mademoiselle Mathilde, c’est ainsi qu’il l’entendit nommer. Quand les yeux de madame de Rênal s’animaient, c’était du feu des passions, ou par l’effet d’une indignation généreuse au récit de quelque action méchante. Vers la fin du repas, Julien trouva un mot pour exprimer le genre de beauté des yeux de Mademoiselle de La Mole : Ils sont scintillants, se dit-il. Du reste, elle ressemblait cruellement à sa mère, qui lui déplaisait de plus en plus, et il cessa de la regarder. En revanche, le comte Norbert lui semblait admirable de tous points. Julien était tellement séduit, qu’il n’eut pas l’idée d’en être jaloux et de le haïr, parce qu’il était plus riche et plus noble que lui.

Julien trouva que le marquis avait l’air de s’ennuyer.

Vers le second service, il dit à son fils : Norbert, je te demande tes bontés pour M. Julien Sorel, que je viens de prendre à mon état-major, et dont je prétends faire un homme, si cella se peut.