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XXXII

Entrée dans le Monde.

Souvenir ridicule et touchant : le premier salon où à dix-huit ans l’on a paru seul et sans appui ! le regard d’une femme suffisait pour m’intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me faisais de tout, les idées les plus fausses ; ou je me livrais sans motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi, parce qu’il m’avait regardé d’un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma timidité, qu’un beau jour était beau !
Kant.

Julien s’arrêtait ébahi au milieu de la cour.

— Ayez donc l’air raisonnable, dit l’abbé Pirard ; il vous vient des idées horribles, et puis vous n’êtes qu’un enfant ! Où est le nil mirari d’Horace ? (Jamais d’enthousiasme.) Songez que ce peuple de laquais, vous voyant établi ici, va chercher à se moquer de vous ; ils verront en vous un égal, mis injustement au-dessus d’eux. Sous les dehors de la bonhomie, des bons conseils, du désir de vous guider, ils vont essayer de vous faire tomber dans quelque grosse balourdise.

— Je les en défie, dit Julien en se mordant la lèvre, et il reprit toute sa méfiance.

Les salons que ces messieurs traversèrent au premier étage, avant d’arriver au cabinet du marquis, vous eussent semblé, ô mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu’ils sont, que vous refuseriez de les habiter ; c’est la patrie du bâillement et du raisonnement triste. Ils redoublèrent l’enchantement de Julien. Comment peut-on être malheureux, pensait-il, quand on habite un séjour aussi splendide !

Enfin ces messieurs arrivèrent à la plus laide des pièces de ce superbe appartement, à peine s’il y faisait jour ; là se trouva un petit homme maigre, à l’œil vif et en perruque blonde. L’abbé se retourna vers Julien, et le présenta. C’était le mar-