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ment de huit cents francs payés par quartier, qu’avec six cents francs qu’on mangeait de mois en mois. D’un autre côté, le ciel, en le plaçant auprès des jeunes de Rênal, et surtout en lui inspirant pour eux un attachement spécial, ne semblait-il pas lui indiquer qu’il n’était pas à propos d’abandonner cette éducation pour une autre ?…

Julien atteignit un tel degré de perfection dans ce genre d’éloquence qui a remplacé la rapidité d’action de l’Empire, qu’il finit par s’ennuyer lui-même par le son de ses paroles.

En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livrée, qui le cherchait dans toute la ville, avec un billet d’invitation à dîner pour le même jour.

Jamais Julien n’était allé chez cet homme ; quelques jours seulement auparavant, il ne songeait qu’aux moyens de lui donner une volée de coups de bâton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le dîner ne fût indiqué que pour une heure, Julien trouva plus respectueux de se présenter dès midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du dépôt. Il le trouva étalant son importance au milieu d’une foule de cartons. Ses gros favoris noirs, son énorme quantité de cheveux, son bonnet grec placé de travers sur le haut de la tête, sa pipe immense, ses pantoufles brodées, les grosses chaînes d’or croisées en tous sens sur sa poitrine, et tout cet appareil d’un financier de province, qui se croit homme à bonnes fortunes, n’imposaient point à Julien ; il n’en pensait que plus aux coups de bâton qu’il lui devait.

Il demanda l’honneur d’être présenté à madame Valenod ; elle était à sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l’avantage d’assister à celle de M le directeur du dépôt. On passa ensuite chez madame Valenod, qui lui présenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette dame, l’une des plus considérables de Verrières, avait une grosse figure d’homme, à laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande cérémonie. Elle y déploya tout le pathos maternel.

Julien pensait à madame de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les contrastes, mais alors il en était saisi jusqu’à