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bouche amère

La coïncidence réjouit Henriette. Et puis, dorénavant, cette jeune fille et elle ne seront plus des étrangères, elles se parleront, puisqu’elles prennent si souvent le même tramway.

— Ah, moi aussi je vais essayer de le prendre, c’est évidemment un tramway bien plus agréable que les autres, dit celui qu’en elle-même Henriette baptise tout de suite : Bouche amère.

Mais Bouche amère la regarde drôlement, avec trop d’insistance, elle est mal à l’aise.

Aussi presque tout de suite, comme elle doit descendre elle se lève, se sauve en riant. Mais c’est comme dans son rêve, elle a l’impression qu’elle était à la veille d’entendre des paroles de tendresse, d’admiration.

Elle sourit en pensant à la jeune fille blonde qui a maintenant un nom. Mais le souvenir de Bouche amère, toute la journée la trouble. Qu’est-ce qu’il a cet homme ? Que cache-t-elle, sa figure, pour qu’au fond Henriette ait comme la peur de la revoir ? Est-ce parce qu’elle l’aimait tellement, sans qu’il le sût, quand elle avait quatorze ans ?

En ce temps-là, c’était de loin et ce n’était pas dangereux. Aujourd’hui, ce serait de proche, et de saison. Elle a dix-huit ans, dix-huit ans. La journée est commencée, la journée continue…

Mais ensuite, des matins et des matins, Bouche amère est au coin de la rue Sainte-Catherine et il l’attend, monte avec elle dans le tramway. Il a l’air de s’amuser, et cependant Henriette est toujours mal à l’aise parce que ses réflexions sont ordinairement cyniques. Il ne semble pas croire à grand’chose. Il est étrange. Il est aimable, il