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bouche amère

pouvoir flâner à son goût. Pas un seul jour, rester à la maison. Être toujours forcée de donner ses heures à de petits enfants qui ne sont pas, hélas ! des anges du Seigneur. Ils sont parfois étourdis, agités, fatigants, indociles et distraits. Heureusement qu’ils sont comiques aussi, et l’aiment et la font rire. Elle s’appelle Henriette. C’est un joli nom, mais elle aimerait mieux s’appeler Simone, Madeleine ou Hélène. Mais elle vient d’avoir dix-huit ans, elle se sent jolie, et chaque matin nouveau contient de grandes possibilités de bonheur ou d’imprévu. Elle est reposée, elle s’éveille heureuse, surtout si le soleil est brillant. C’est égal, elle bâille encore comme une jeune chatte, elle s’étire et les bras derrière la tête, contemple un instant sa chambre. Le soleil est un grand magicien. Tout est beau. Le mur n’a plus l’air défraîchi. La cretonne prend des airs de véritable jardin. Et Henriette éprouve une certaine satisfaction à se dire qu’elle a du goût, qu’elle a su tirer de peu le meilleur parti possible. Ce vieux fauteuil, qu’elle vient de rhabiller, a-t-il assez grand air ? D’un bond, elle sort de son lit, pour l’admirer de près une fois encore. Comme elle est debout, sa journée commence.

À neuf heures, Henriette attend son tramway. Elle a un livre. Même l’hiver, elle lit debout, au coin, pour ne pas perdre une minute. Elle lit là, mieux que dans le tramway d’ailleurs, qui est toujours trop rempli et trop secouant. Et puis, dans le tramway, elle aime mieux regarder les gens. Ce sont les mêmes tous les matins. Depuis un an qu’elle voyage à la même heure, il y en a qu’elle