Page:Le Ménestrel - 1896 - n°27.pdf/5

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
213
LE MÉNESTREL

témoignage de Renneville ; mais des autorités moins discutables, entre autres celle du Dictionnaire de Haag, nous en ont confirmé la certitude et la sincérité.

Cardel était un religionnaire obstiné, violent, irréductible ; son zèle excessif et ses prédications furibondes eurent-ils le caractère d’une opposition séditieuse et antipatriotique ? Ce point historique serait difficile à déterminer : car, lorsque la révocation de l’édit de Nantes eut pris les proportions d’une persécution religieuse, nombre de ministres furent presque convaincus d’avoir comploté l’alliance sacrilège des protestants français avec leurs frères d’Angleterre et d’Allemagne en guerre contre Louis XIV. Toujours est-il que Cardel, considéré comme un ennemi de l’État, et assurément plus fou encore que fanatique, fut enfermé à la Bastille. Sa captivité fut très rigoureuse et dura trente années.

En janvier 1709, pendant l’hiver terrible qui désola toute la France, Cardel fut emprisonné, par mesure de répression, dans « le pourpoint de pierre qui était auprès de la quatrième chambre (le quatrième étage) d’une des tours. »

C’était un cachot pratiqué dans la muraille, « qui n’avait pas plus de six pieds en hauteur, largeur et profondeur ». Le patient pouvait à peine s’y tenir debout. Le lit était creusé dans le mur et ne contenait comme meubles qu’une table d’un pied carré et une toute petite chaise. La fenêtre qui l’éclairait fut presque entièrement bouchée sur l’ordre du gouverneur Bernaville : le jour n’y pénétrait plus que par une ouverture oblique large de trois doigts. Renneville, le 13 juillet 1713, veille de sa mise en liberté, entendait encore Cardel chanter des psaumes dans le pourpoint de pierre ; et le chirurgien de la Bastille, rencontré, le jour même, par notre auteur, dans une des cours, lui déclarait que jamais Cardel ne s’était si bien porté, bien que lui, le chirurgien, ne l’eût pas vu depuis quinze mois : ce bulletin de santé, délivré si lestement par un fonctionnaire indigne, n’empêcha pas le ministre protestant de mourir en 1715.

Mais laissons l’Histoire de l’Inquisition française et les obscurs personnages qu’elle met en scène : aussi bien, sur le même théâtre, de plus illustres acteurs sollicitent notre attention.

La conspiration, avortée, de Cellamare avait conduit à la Bastille, en 1718, le duc de Richelieu. Ce jeune et déjà trop célèbre seigneur n’y venait pas pour la première fois ; et comme il n’avait gardé de son passage dans la prison d’État que le souvenir d’un invincible ennui, il avait demandé tout d’abord au gouverneur de lui « faire venir les violons ». Le duc de Richelieu ignorait sans doute que, plusieurs années auparavant, un gentilhomme de son rang et de son âge, enfermé à la Bastille pour des peccadilles de jeunesse — c’était le privilège des fils de famille — avait présenté sans le moindre succès une requête du même genre. Il avait réclamé son tympanon, un instrument à la mode, et il s’était adressé pour l’obtenir, à qui ? au Père la Chaise. Or, le confesseur du roi lui avait gravement répondu qu’il ferait beaucoup mieux de penser à Dieu.

Le duc de Richelieu fut payé de pareille monnaie : toutefois il obtint une compensation. Mlle de Launay, la première femme de chambre de la duchesse du Maine, qui était l’âme même de la conspiration, avait été conduite, elle aussi, à la Bastille. Elle trouva le moyen d’apprendre à Richelieu, dans un duo d’Iphigénie, qu’elle se mit à chanter avec lui, le piteux dénouement de l’intrigue ourdie entre sa maîtresse et le cardinal Alberoni.

En tout cas, malgré que le galant gentilhomme eût de sérieuses raisons d’appréhender les suites de son équipée, le séjour de la Bastille lui fut moins rude qu’il ne devait l’être, quelque quarante ans plus tard, à un homme dont le plus grand crime fut certainement d’avoir offensé la Pompadour. Nous voulons parler de Daury, dit Latude, que ses « trente années de captivité » ont rendu presque immortel.

Certes, le personnage ne valait pas la réclame que lui firent ses évasions et l’infatigable dévouement de Mme Legros. C’était un vulgaire escroc. Mais il expia trop longuement les tentatives de chantage dont il s’était rendu coupable envers la maîtresse du roi. Ses Mémoires, ou mieux son apologie, confirmée en partie par des mémoires contemporains, ne laissent aucun doute à cet égard. Latude, lui aussi, chercha dans le culte de la musique l’atténuation de ses souffrances :

« … Un jour, dit-il, que l’on était venu changer ma paille, je remarquai dans celle que l’on venait de m’apporter un morceau de sureau qui servait à la lier. Cette découverte me causa une émotion que je ne puis exprimer : l’idée d’en faire un flageolet se présenta sur-le-champ à mon esprit et le transporta.

Je n’avais entendu dans mon cachot d’autre bruit que celui de verrous et de chaînes ; je pourrais donc désormais en dissiper l’horreur par une mélodie douce et touchante ; je pourrais cadencer au moins mes soupirs, et, peut-être, en abrégeant par ce moyen les heures trop lentes de l’infortune, enchanter quelquefois et suspendre ma douleur. Quelle source abondante de jouissances ! Mais comment le faire, ce flageolet ? Mes mains étaient resserrées dans deux gros anneaux de fer fixés par une barre de même métal ; si je pouvais les mouvoir, on conçoit au moins que ce n’était pas sans beaucoup de peine ; d’ailleurs je n’avais aucun instrument, mes geôliers ne m’auraient pas donné, pour des trésors, un simple morceau de bois.

Je m’avisais de détacher la boucle qui serrait la ceinture de ma culotte : je me servis des fers de mes pieds pour la préparer, la plier, et en faire une sorte de petit ciseau ; mais il était si faible que ce ne fut qu’après beaucoup de peines que je parvins à couper le sureau, en faire, sortir la moelle et le façonner. Enfin, après plusieurs mois de travail et d’essais, j’eus le bonheur de réussir ; je dis le bonheur, et on conçoit que c’en était un bien véritable ; j’en jouais tous les jours encore avec plus d’intérêt. Depuis trente-quatre ans il ne m’a pas quitté une minute. Il a chassé longtemps mes ennuis, il rend plus vif aujourd’hui mes plaisirs. J’aurai soin qu’après avoir servi à embellir les derniers jours de mon existence, il soit déposé, à ma mort, entre les mains d’un apôtre de la liberté, pour que, placé par la suite dans un de ses temples, il puisse, avec tant d’autres monuments du despotisme, en retracer les attentats. »


Son vœu fut presque accompli de son vivant. Ce flageolet consolateur fit le tour de la société parisienne, quand Latude sortit de la Bastille. Mme de Staël écrivait à cette époque qu’elle avait eu entre les mains, à l’issue d’un dîner, ce « monument du despotisme », avec lequel son propriétaire s’entendait si bien à battre monnaie. Mais qu’est-il devenu depuis cette heure mémorable célébrée par M. d’Haussonville ! A-t-il été recueilli par un « apôtre de la liberté », c’est-à-dire par un de ces commis-voyageurs du maçon Palloy, qui allaient placer dans les départements les pierres de la Bastille, devenues la propriété de leur patron ? Et quel temple — lisez église — s’est enrichi du flageolet de Latude ? Voilà une relique qui ferait bonne figure à côté de la fameuse « boîte » du martyr, conservé religieusement, à la bibliothèque de l’Arsenal, dans les archives de la Bastille.

(À suivre.)

Paul d’Estrée.

NOUVELLES DIVERSES


ÉTRANGER

Les créanciers de MM. Grau, Abbey et Schœffel, dont nous avons annoncé la déconfiture, ont beaucoup de confiance dans la loyauté et la capacité de ces messieurs. Selon un arrangement qui vient d’être conclu, MM. Grau et Abbey reprennent le théâtre du Metropolitan Opera House à New-York pour la prochaine saison, comme si rien ne s’était passé.

— Tout ce qui touche à la curiosité arrive actuellement à des prix qu’on n’avait pas rêvés il y a seulement vingt-cinq ans. Dernièrement, on a vendu à Londres quelques autographes de musiciens célèbres. Deux petits manuscrits de Beethoven, un air avec variations et l’esquisse d’un quatuor, ont été payés la bagatelle de 1.000 francs.

M. Luigi Arditi, qui a été pendant vingt-cinq ans chef d’orchestre du Her Majesty’s Theatre de Londres, l’auteur du fameux Bacio que Mme Adelina Patti a promené dans l’univers entier et auquel elle a fait une si grande popularité, se prépare à célébrer le soixante anniversaire du jour où, tout enfant, à Milan, il faisait ses débuts comme violoncelliste. On assure qu’il doit publier prochainement un volume de Mémoires artistiques.

— Le Bulletin récemment publié par l’administration des Festspiele de Bayreuth nous apporte quelques renseignements précis et assez curieux sur les collaborateurs du « grand œuvre » pour la campagne nouvelle qui se prépare. La direction de l’orchestre sera confiée successivement à MM. Hans Richter, Félix Mottl et Siegfried Wagner. Le directeur de la scène est M. Julius Kniese ; il y a 6 répétiteurs des solistes et assistants sur la scène, 3 régisseurs et inspecteurs. Le personnel technique, comportant 30 hommes, est sous la direction des chefs de service des machines, MM. Kranich (de Dresde) et Parcival de Vry (Prague). Pour les rôles des « hommes » de Gunther dans le Crépuscule des Dieux, on a engagé 20 chanteurs d’opéras royaux et impériaux, 8 chanteurs d’opéra et un chanteur de cour ; pour les rôles de « femmes », 12 chanteuses d’opéras. L’orchestre comporte le chiffre respectable de 121 instrumentistes, répartis comme suit : 33 violons, 12 altos, 13 violoncelles, 8 contrebasses, 5 flûtes, 6 hautbois et cors anglais, 4 clarinettes, 1 clarinette-basse, 4 bassons, 1 contrebasson, 8 cors, 4 tuben ténors et basses, 4 trompettes, 1 trompette-basse, 5 trombones, 1 trombone-contrebasse, 1 tuba-contrebasse, 7 harpes, 3 timbales. Les artistes sont recrutés un peu partout. Outre les Allemands, il en vient