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santés de femme qui exigent le Midi, les eaux, les déplacements, à la diminution des revenus en terre… Ah ! vois-tu, mon enfant, il faut se mettre bien en face des nécessités, il ne faut pas craindre de les prendre sur le vif. Avec ta naissance, ta situation sociale et notre train de maison, tu ne peux épouser qu’une femme très riche. Tout autre projet t’est interdit d’avance.

Bernard était atterré. Il lui semblait qu’on allait étouffer en lui cette flamme généreuse qui, jusqu’alors, l’avait animé. Le nom de Jeanne, comme un sanglot, résonnait à ses oreilles. Pour la première fois aux prises avec les exigences de la vie, il se débattait contre elles, commençant le combat où tant d’autres se sont usés. Se mettre au-dessus des difficultés de fortune, n’est-ce pas plus laborieux que de découvrir le pôle ? Mêmes montagnes de glace autour du navire, même enserrement. Il se laissa tomber sur un tabouret en face de son père, de l’autre côté du bureau, et prit son front dans ses deux mains :

— Mais je l’aime !

— Que dis-tu ? Je n’ai pas entendu, demanda le comte.

— Rien… Je me parlais à moi-même.

À quoi bon, en effet, essayer de faire comprendre son amour ? On lui répondrait par la froide raison, et Bernard se sent déjà assez frappé pour ne pas courir au-devant de nouvelles blessures. Les réflexions se pressaient dans sa tête.

— Mon père, dit-il en se redressant, je ne voudrais pas vous imposer un sacrifice, ni à vous, ni à mon grand-père, mais croyez-vous qu’il soit impossible de réduire notre manière de vivre ?

— Non seulement je le crois, mais j’en suis sûr. Tiens, voilà un calcul que je faisais à l’instant même, de souvenir, pendant que tu réfléchissais. Il est bon que tu le connaisses. C’est le montant de nos dépenses annuelles.

— Voyons, dit avidement Bernard.

— L’entretien du château et de l’hôtel avec les jardins nous coûte environ dix mille francs.

— Dix mille francs !

— Mais ce n’est pas énorme en comptant le jardinier, la basse-cour, les serres, l’entretien des allées, les plantes rares. Et note bien que je ne parle pas des grosses réparations qui, les unes ou les autres, reviennent à peu près chaque année… Continuons. Nourriture, chauffage, déduction faite du bois pris à Chanteloup, douze mille. Mille francs par mois, c’est fort peu. Tu sais que ton grand-père tient à la table. — Passons au personnel. Huit domestiques, sans compter le garde : de cinq à sept mille francs. Nous sommes à trente, n’est-ce pas ? à peu de chose près. Il y a maintenant les