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— Un instant. Je t’arrête ici… T’es-tu quelquefois demandé quel était le chiffre de notre fortune ?

Bernard hésita :

— Non, j’avoue que je l’ignore absolument. Je sais que nous vivons largement…

— Enfant ! tu ne connais pas même ta propre fortune et tu formes des projets de mariage, sans avoir aucune base de raisonnement.

Il sembla réfléchir et se consulter.

— Écoute-moi, dit-il.

Bernard ne le quittait pas des yeux. À son assurance, à l’aisance qu’il avait montrée au début de la conversation, succédait une sorte d’angoisse douloureuse qui l’étreignait plus encore à cause de l’attitude qu’à cause des révélations de son père. Le comte se formait un plan avant de parler. Soit orgueil, soit calcul, il était résolu à dissimuler les pertes récentes qu’il venait de faire à la Bourse. Il lui en coûtait d’avouer ses erreurs, et il se trouvait plus fort, plus habile en ne se présentant pas à son fils sous un aspect désavantageux. D’ailleurs, d’après son idée, ces pertes ne prouvaient rien, car, n’eussent-elles pas existé, Bernard n’en devait pas moins, à cause de leur situation, faire un mariage riche. Mais les explications dans lesquelles il allait se lancer étaient dangereuses avec de pareilles réticences, et, malgré toute son adresse, il était à craindre qu’il ne fût pas toujours clair, pas toujours logique. N’importe ! il se décida, et, prenant un air de bonhomie qui n’était ni dans son caractère ni dans ses habitudes :

— Écoute-moi bien, mon enfant. Ce que j’ai à te dire mérite toute ton attention.

Il n’était pas fâché de faire sentir à Bernard la supériorité de son expérience et de le traiter comme un commençant auquel on explique d’abord les éléments d’une science. Les esprits courts aiment à se faire des surfaces vis-à-vis des autres.

— Il faut que je t’explique en quoi consiste la fortune de la famille ; il faut que tu sois absolument éclairé sur nos ressources pécuniaires.

— Je vous en serai reconnaissant, dit Bernard très attentif.

Le comte sembla faire un calcul mental :

— Tout compte fait, il nous reste…

À ce mot de « reste » Bernard dressa l’oreille :

— Il nous reste, dites-vous ?

— Non, ce n’est pas cela. Je m’exprime mal… Notre fortune consiste dans la terre de Chanteloup, avec le château et les dépendances, et dans notre hôtel de Paris. Le domaine vaut environ sept