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— Il perdit tout ? demanda encore Bernard.

— Sans doute… Et voilà le piquant ! Pendant huit jours il fut au désespoir. Mais quand vint le moment de livrer la place, il s’aperçut qu’il lui restait encore ses boutons de chemise en diamant, qu’il avait oublié d’engager.

— Et alors ?

— Et alors, avant de quitter Chanteloup, l’idée lui vint d’une dernière chance. Il proposa au vainqueur une suprême partie sur les boutons. Il la gagna. Ma grand’mère était déjà partie ; la berline roulait sur la route. On fit courir. Mon grand-père rejoua toute la journée et regagna tout ce qu’il avait perdu huit jours avant. Quand ils furent quittes et qu’il se retrouva maître chez lui :

« — Mon cher ami, dit-il, nous sommes quittes ! Mais je vous dois bien une consolation. Emportez ça !

Il lui glissa dans la main les boutons de chemise. L’autre se figura que c’était un talisman et s’en alla ravi. Et le marquis ajouta avec un sourire de complaisance :

— Eh non ! ce n’était pas un talisman ! mais les de Cisay sont chanceux ! c’est dans leur sang. Tout leur arrive !

— Oui, tout leur arrive, en effet, dit le comte Rodolphe de sa voix creuse.

— Tel que vous me voyez, monsieur le marquis, s’écria le notaire qui devenait de plus en plus expansif, je saurais qu’un de Cisay est tombé à l’eau depuis une heure que je ne le croirais pas noyé.

Cette affirmation amusa Bernard :

— Voilà une robuste confiance, maître Durandal.

— Rien d’exagéré, monsieur Bernard. Vous en ferez l’épreuve par vous-même.

Il cligna ses petits yeux vifs et, se penchant vers le marquis :

— Fait comme il est, la fortune sera folle de lui comme de ses ancêtres.

— Je le crois, fit le marquis.

Ils sortirent de table, passèrent au salon, et Bernard, qui se sentait tout pensif, les laissa causer et s’en alla dans le bois qui joignait la forêt. Sa jeunesse, la hauteur de son âme, avaient soif d’autres sentiments. Il lui arrivait souvent d’éprouver le vide du monde dans lequel il était né et comme un découragement qui lui passait sur le cœur ; mais il lui suffisait d’un peu de solitude pour se retremper dans une conception plus large et plus chrétienne de la vie. On lui avait appris que la fortune ne doit pas être l’unique but de nos désirs et en tous cas, ne doit pas servir à notre seule jouissance, qu’il était soumis comme les pauvres à la loi du travail, à