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— Comme il manque de respect à la cuisine de Gothon ! continua le marquis. Il ose la faire attendre ! Ce n’est pas vous, Durandal, qui agiriez si légèrement envers les chefs-d’œuvre de votre incomparable souveraine.

Le fait est que le marquis et Durandal se tinrent tête et firent preuve, en face du déjeuner, non seulement du plus joyeux appétit, mais de la plus scientifique, de la plus expérimentale dégustation. Ce qui n’empêchait pas le marquis de causer comme un traquet et le notaire de lui répondre avec un bon gros rire sonore qui soulevait tout son ventre et faisait danser sa serviette. C’est à peine si Rodolphe et Bernard trouvaient l’occasion de glisser leur mot dans les intervalles. D’ailleurs Rodolphe était sombre et Bernard rêveur. Rodolphe semblait se dire :

— Comment peut-on s’amuser de pareilles choses ?

Et pourtant, le marquis et Durandal s’amusaient, à n’en pas douter. Ils étaient gaillards, le marquis avec une légère rougeur sur la pommette des joues, Durandal luisant comme un cuivre, de sourcils au menton. De temps à autre ils se lançaient sur des sujets que le comte ne trouvait rien moins que plaisants :

— Ah ! mon ami, disait M. de Cisay, que de fois déjà nous en avons vu de rudes ! Vous souvenez-vous en 1830, quelques années avant mon mariage, quand mon père mourut en nous laissant tant de dettes ?

— Parfaitement, parfaitement. Sans l’héritage de l’oncle d’Olbois, nous sautions du coup, monsieur le marquis.

— Est-ce l’héritage qui nous a sauvé cette fois-là ?… Ma foi oui, vous avez raison. Ce pauvre oncle d’Olbois ! rien ne faisait prévoir qu’il mourrait si à point ; il était encore jeune… Ah ! il y avait là un fameux trou à boucher !

— Et en 1850, quand mon prédécesseur à l’étude leva le pied avec 200 000 francs de capitaux à la famille de Cisay.

Le marquis éclata de rire :

— Vieux fripon ! on n’en retrouva jamais que la moitié. Le reste court encore l’Amérique… Mais tout cela ne vaut pas l’affaire de mon arrière-grand-père, l’affaire du dix-huitième siècle.

— Quelle affaire ? demanda encore Bernard.

— Vous savez bien, Durandal ?

— Parbleu ! monsieur le marquis, si je la sais ! On me l’a racontée au berceau.

Tous deux se mirent à rire.

— Quand monsieur votre aïeul joua dans la même nuit sa fortune et son château.

— C’est bien cela…