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Il se leva, descendit le perron et marcha vite au-devant du jeune homme.

Bernard avait le cœur en fête. Pendant qu’il avait traversé les grands bois, pour venir du chemin de fer à sa demeure, l’image de Jeanne n’avait cessé de voltiger autour de lui, plus séduisante, plus pressante que de coutume. Il la revoyait encore, telle quelle était à la soirée de Fulston, si parfaite à côté des autres, révélant malgré elle la supériorité morale que lui avaient donnée Dieu d’abord et sa mère ensuite. Il lui semblait que rien ne pouvait s’opposer à ce que sa petite amie d’enfance devînt sa grande amie de toute la vie, à ce que ce petit nid qu’on appelait la Gerbière vînt s’accrocher aux tourelles de Chanteloup. De quelle femme eût-il pu être sûr comme il était sûr d’elle ? Il connaissait tous les arbres du logis et toutes les pensées de l’esprit de Jeanne. Entre eux, point de mystères, point de ces voiles inquiétants qu’on craint de soulever dans un passé inconnu ; tout était clarté dans leur jeune vie et tout serait confiance dès l’aube de leur amour… Alors pourquoi attendre quand le bonheur appelle ?

Bernard se disait que la réalisation de son rêve reposait entre ses propres mains, et que le jour où il oserait en parler à son père, ce jour-là le verrait heureux. Un peu de naïveté ou tout autre cause l’empêchait de songer à la possibilité d’un refus de la part de Jeanne. Ce qu’il craignait bien davantage, c’était l’avis du comte. Bernard avait réellement peur de son père. Cet homme sombre, dont nul ne pénétrait les pensées, l’effrayait à l’égal d’une chose ténébreuse. Si souvent il l’avait trouvé bizarre, dur, impitoyable. Mais, quand cette pensée lui venait, il la repoussait, comme font les enfants pour ce qui les inquiète, et il revenait à Jeanne et à l’ivresse de ses doux rêves. Pour se donner du courage, il se montait ; et M. de Cisay profita de cet état d’esprit ; car Bernard, plus expansif que d’ordinaire, soulevé par une décision naissante, courut vers son grand-père et lui sauta au cou :

— Et la ! et la ! s’écria le bon marquis en redressant son faux-col, comme tu nous reviens fringant !

Ils entrèrent tous deux au château, bras dessus, bras dessous, ayant mille choses à se dire pour s’être quittés si longtemps, Bernard causant comme un merle, le marquis un peu surpris et charmé de l’expansion assez rare de son petit-fils. Quand ils arrivèrent au salon, le comte les attendait en compagnie de Durandal :

— Hé ! bonjour ! mon vieil ami, s’écria le marquis en apercevant le gros notaire, bonjour, fidèle champion ! vaillant paladin des Bonnes causes !

— Oh ! monsieur le marquis, je ne mérite pas tant de…