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sur un banc vide, près de la porte, et brandissant son chapeau :

— Vous ne voulez pas m’écouter ? Eh ! bien, tant pis, je vous le dirai tout de même !… Citoyens, il faut croire en Dieu !

À ce mot, il fut saisi par une dizaine de mains, frappé de quelques coups de canne et poussé violemment hors de la salle. Bernard et Mélinot le reçurent dans leurs bras et l’entraînèrent rapidement jusqu’à la rue, pendant que les anarchistes et les radicaux, mis en goût de tapage, se battaient entre eux et obligeaient le bureau à lever la séance.

Quand les jeunes gens eurent fait une vingtaine de pas et que Frumand se fut épongé, Bernard, demeuré pensif, s’arrêta un instant.

— Et tu crois, dit-il à son ami, que de semblables réunions peuvent servir à quelque chose ?

— Assurément. Qui sait ce qu’un mot jeté dans cette mêlée peut faire de bien dans une âme égarée au milieu des autres. J’ai lancé ma flèche… à Dieu de la conduire !

— Sans doute, mon ami, tu as été un vaillant, un crâne, mais j’ai peur que tant de forces ne soient perdues. Il vaut mieux organiser peu à peu les associations ouvrières que de…

— Mon cher, il faut des soldats partout.

Sur cette profonde vérité, affirmée de ce ton bref qui coupait court à toute discussion, les trois amis se séparèrent.

Le lendemain, la journée fut très remplie. Bernard assista à plusieurs comités, régla quelques améliorations importantes à préparer pour l’hiver et prit sa part de différents services concernant les écoles et les patronages. Bernard apportait dans ces réunions une droiture, un esprit conciliant, une aménité qui le faisaient aimer de tous. Et pourtant il avait une véritable modestie qui l’entraînait à s’effacer toujours ; non pas cette modestie maniérée, extérieure, qui se complaît à s’exprimer, mais cette conscience intime d’une jeunesse qui se sait jeune, d’une vertu qui se sait novice.

— Bah ! disait Frumand, Bernard est trop réservé, il ne donne pas le quart de ce qu’il pourrait donner.

— Attendez ! attendez ! disait un des vieux Pères. Laissez-le amasser, laissez-le se faire un trésor qu’il dépensera plus tard.

— Pourquoi pas tout de suite ? Ce qu’il sent vivement, qu’il l’exprime ; ce qu’il pense, qu’il le dise ; ce qu’il croit bon, qu’il le fasse.

— Non. Un jeune homme ne doit rien jeter au vent. Il ne faut pas laisser piller la mine, et c’est assez quand on peut présumer qu’elle existe.

C’était bien connaître Bernard, et comprendre comme il le fallait l’éducation lente et discrète d’une âme dont on veut ménager toutes