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VI


Vers dix heures du soir, les trois amis pénétraient au milieu d’une foule compacte et agitée, dans une salle basse, étouffée, mal éclairée par une dizaine de quinquets d’un autre âge, qui répandaient une odeur d’huile rance. Au fond de la salle, un bec de gaz unique, entre deux drapeaux, brillait comme une étoile au milieu de la nuit, et éclairait le bureau déjà formé, composé de trois citoyens, l’un maigre et vieux, le président ; les autres gros et jeunes, le vice-président et le secrétaire. Quelques journalistes étaient à droite. Tous fumaient, citoyens du bureau, citoyens de l’auditoire, et la fumée des pipes commençait déjà à former de lourds nuages qui menaçaient d’étouffer les lampions.

C’était la première fois que Bernard assistait à une réunion publique, et il avait fallu toute l’autorité morale et la ténacité de Frumand pour qu’il se résignât à fouler aux pieds ses répugnances. Il était convaincu qu’il n’y avait rien à gagner au milieu de ces faux ouvriers des barrières, foule mélangée de paresseux et de repris de justice, de Parisiens et d’étrangers, d’ambitieux vulgaires et de fous à lier, et il craignait, en les voyant, d’attiédir la vive tendresse qu’il avait au cœur pour les vrais ouvriers, pour les laborieux des métiers.

Frumand était d’un autre avis :

— C’est dans la nuit profonde, disait-il, qu’il faut porter la lumière que Dieu nous a donnée ; c’est à la source du mal qu’il faut verser le remède. Et puis… c’est amusant.

Et, plein de vaillance et de foi généreuse, Frumand courait de réunions en réunions, jetant partout de bonnes vérités cachées sous des formes qui plaisaient au peuple. Il était devenu un des contradicteurs principaux des socialistes, connu de tous, et, à cause de son caractère, assez bien supporté.

Bernard, Frumand et Mélinot s’assirent les uns près des autres, et de suite Frumand entra en scène par quelques interruptions qui furent accueillies par des bordées d’applaudissements, mêlées de cris aigus, sauvages, et de quelques sifflets. Il s’agissait de l’amélioration du sort des travailleurs, et l’orateur à la tribune, tribune composée de quatre planches posées de travers, à gauche, sur deux chaises, déroulait la thèse anarchiste : « Pour améliorer le sort du peuple, il faut d’abord détruire les sociétés actuelles basées sur la propriété individuelle et développées par le capital. » Il n’avait pas fini que Frumand s’élançait vers la tribune. De ses grands bras, il écartait la foule ; avec ses longues jambes, il passait