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pendant qu’elle vivait, lui avait parfois joint les mains. Mais, depuis, soit au collège, soit parmi ses amis, il n’avait rien rencontré qui fût croyant. Tout lui semblait gâté. Il avait ce don terrible de découvrir le vice partout, de rechercher et de trouver souvent le motif honteux, la faute cachée, la pensée égoïste.

— Les hommes sont mauvais, disait-il sans cesse.

— Eh bien, répondait le marquis, moi je tâche de leur faire croire qu’ils sont bons.

— Ils le sont ! ils le sont, grand-père ! s’écriait Bernard.

Et le marquis, se tournant vers son fils :

— Tiens, Rodolphe, avoue que c’est vrai… au moins pour un !

C’était presque un rôle ingrat qu’avait à soutenir Bernard entre l’esprit railleur du marquis et l’expérience froide du comte. Mais le jeune homme ne s’en embarrassait guère. Ferme dans ses croyances, adorant son grand-père, respectueux de son père, se faisant peu à peu une place à part dans la maison et conquérant par sa sagesse précoce autant que par sa joyeuse ardeur l’estime des uns et l’envie des autres, il allait devant lui sans s’occuper des embarras du chemin.

— Vous êtes d’une autre génération, mon cher enfant, lui avaient dit les Pères, vous avez d’autres devoirs, et comme vous avez reçu plus de lumières, il faudra donner davantage.

Donner ! c’était le grand bonheur de Bernard. Il suffisait de ce mot pour lui ouvrir le cœur. Non pas qu’il portât de suite la main à sa bourse, comme eût fait le bon marquis. On lui avait appris ce qu’il fallait donner avant tout, ce dont le pays et l’Église avaient besoin, c’est-à-dire son temps, son intelligence et toutes les forces vives de son dévouement et de sa vertu.

Il s’était créé un milieu différent de celui de sa famille, cherchant à s’entourer des jeunes gens qui avaient ses idées et qui entendaient diriger leur vie de la même manière. Volontiers, quand il s’était assuré de ces points fondamentaux, il passait sur des dissemblances d’éducation ou de caractère, ce qui ne plaisait pas au comte et étonnait fort le marquis : ses meilleures amitiés étaient en dehors de ses relations de famille.

… Quand il fut habillé, Bernard dîna à la hâte d’un menu simple préparé par Rosa, et, jetant un pardessus sur son bras, alluma un cigare et sortit de l’hôtel.

Il se dirigeait vers un petit appartement situé près du Luxembourg, où demeurait son ami de Frumand.

Henri de Frumand était un original. Il avait deux ans de plus que Bernard, avec lequel il s’était lié chez les Jésuites. Nature fougueuse, emportée, courant toujours à l’extrémité des choses, tra-