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puisqu’il ne vivait que par elle, et elle se redressait, sous son bonnet bourguignon. Quand il dormait, elle restait des heures à le contempler, comme s’il eût été son fils. Et quand il criait parfois des nuits entières, en vrai tyran, comme ses pareils, il ne venait pas à l’idée de Rosa de se fâcher contre lui ; mais elle le plaignait, le calmait, l’allaitait, et lui chantait tout son répertoire.

Lorsqu’il fut sevré et qu’il commença de marcher, le comte pensa à prendre une bonne allemande, pour remplacer la nourrice. Mais au premier mot qu’en entendit Rosa, elle jeta un cri ; puis, sans rien répondre, elle saisit l’enfant dans ses bras et courut trouver le marquis. En la voyant arriver M. de Cisay eut peur.

— Qu’y a-t-il, Rosa ? qu’est-ce que vous avez ?

— Oh ! monsieur le marquis, sauvez-nous tous les deux, sauvez mon petit Bernard I

— Le sauver de quoi, nourrice ? quel danger le menace ? est-il malade ?

— Malade ?… jamais ! dit-elle fièrement. Et d’ailleurs, si ce n’était que cela. La maladie, on en revient, mais les Allemandes !…

— Quelles Allemandes ?

— Les Allemandes qui martyrisent les enfants, qui ne les aiment pas, qui nous les arrachent. Oh ! tenez, monsieur le marquis, vous ne souffrirez pas ça, parce que vous savez bien que Bernard est un peu mon enfant, qu’il a bu mon lait, que je me ferais tuer pour lui, et que ce n’est pas une Allemande qu’il lui faut à ce pauvre innocent qui n’a pas de mère !

Le marquis commençait à comprendre. Bernard, tout effrayé de l’animation de sa nourrice, se pressait contre elle et lui caressait le visage du revers de son gros bras de bébé.

— Laissez-moi le soigner. Dites ça à M. le comte. Si riche qu’on soit, ça ne fait jamais de mal de garder des gens qui vous servent pour autre chose que de l’argent. Vous n’avez que lui, après tout ! c’est le seul avenir de votre famille ! S’il lui arrivait malheur avec une indifférente, une étourdie, une traîtresse comme on en voit tant !

— C’est vrai, dit le marquis, seulement il faudra bien qu’on l’instruise.

— Sans doute. Je ne soutiens pas le contraire. Mais quand il sera plus grand. Alors je me rendrai utile dans la maison, je coudrai, je repasserai et tout de même je le soignerai. Il aura encore besoin de moi pendant longtemps, soyez-en sûr, monsieur le marquis !

— Eh bien, vous avez raison, ma brave femme, cent fois, mille fois raison… Attendez-moi là.

Tout échauffé à son tour, le marquis s’en alla à la recherche de son fils. Le comte ne se rendit pas sans peine. Il tenait à son alle-