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vision qui flotte dans un rêve incertain ? Brouillard léger qui enveloppe les objets au début de la vie comme les horizons au matin ! Manteau de poésie jeté sur toutes choses, et trop tôt relevé !

Il traversa le village et entra en forêt. On y brûlait. La chaleur concentrée, ramassée sous les arbres, montait au visage en effluves enflammés. L’air manquait. Les mouches s’agitaient et piquaient. Bernard, qui connaissait à fond son terrain, laissa la route et prit un sentier de traverse, plus vert. Ce lui était une nouvelle joie de s’enfoncer sous bois, tout seul, bien seul, avec ses pensées et la sève montante qui travaillait en lui. Les chênes ne lui semblaient point trop grands, les fourrés point trop sombres, la futaie point trop majestueuse. Son imagination ardente, à laquelle il avait momentanément lâché la bride, était à la même mesure ; il jouissait au contraire de la persuasion intime qu’il était, lui, homme, dans la pleine possession de ses facultés, le roi de la forêt, plus grand et plus puissant qu’elle.

Ce n’était point orgueil : c’était effervescence de jeunesse. Bernard était venu au monde avec une âme honnête, avec une nature droite. Son éducation avait été saine et forte, sa santé était superbe, l’enthousiasme naissait de lui-même sur un pareil terrain, s’augmentant de ce que sa jeunesse avait eu jusqu’alors de contenu, de vertueux ; Bernard était de ces heureux fous qui, à vingt ans, se sentent de taille à marcher à la conquête du monde. Tout lui paraissait facile, toute belle chose l’enflammait, tout noble but l’électrisait. Et le rêve d’amour qui flottait au fond de son cœur faisait jaillir l’étincelle du brasier dès longtemps préparé. Quelle distance entre ces natures fortes et chastes, auxquelles une éducation chrétienne a conservé toute leur richesse, et ces désespérés du vice, plus pâles de cœur que de figure, traînant péniblement leur impuissante et sceptique jeunesse !

Bernard pressait son cheval ; il galopait toujours, parfois obligé de se coucher en avant pour éviter les branches. Il semblait avoir hâte d’arriver. Souvent le sentier passait entre deux buissons, de grands buissons d’épines, enguirlandés de houblon, couronnés de grappes de mûres rouges ou noires, au sommet desquelles pointaient encore quelques fleurs roses, tardives à éclore. Ailleurs le chemin devenait rocailleux. De gros blocs de pierre, roulés les uns sur les autres, s’entassaient à droite et à gauche. Le sol était aride, la végétation cessait comme en un lieu de désolation qui, pourtant, ne manquait pas de grandeur. Alors, c’était double bonheur, une fois qu’on l’avait traversé, de retrouver la voûte des arbres, déjà ombrée par l’automne, et cette lumière tamisée, cette solitude mystérieuse et toujours animée, particulière aux forêts.