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pareille… Il est vrai que vous pouvez, mieux que personne, perdre cette somme…

M. de Cisay ne répondit pas ; il se contenta de sourire en tendant la main à M. Pignel, qui sortit.

Le comte le laissa au haut de l’escalier et rentra dans son cabinet. Sa physionomie changea. Le pli de son front s’accentua. Aux deux coins de sa bouche se creusa une ride.

— Diable ! c’est plus grave que je ne pensais !

Il ouvrit le tiroir de son bureau. Les papiers y étaient soigneusement divisés en deux rangées de dossiers étiquetés, dans de petites chemises vertes à droite, bleues à gauche. Sur celles de droite, dans la couverture générale, il y avait écrit en grosses lettres : Affaires personnelles, — et sur celles de gauche : Affaires de la mairie. — Les unes et les autres étaient classées avec le même soin, car si M. de Cisay était pour lui-même constamment préoccupé de ses intérêts, il ne portait pas une moindre sollicitude à ceux de la commune.

Il glissa entre les dossiers verts ses doigts osseux habitués à feuilleter, tira l’un après l’autre plusieurs papiers, les lut, sans détendre l’arc de ses sourcils, remit le tout en place, ferma durement le tiroir et sonna.

Son valet de chambre parut, un valet de chambre en habit, avec une figure glabre, flasque et une tenue de mannequin. Ainsi les aimait le comte. Il avait là-dessus une théorie :

— Ce sont des machines.

— Allons donc, s’exclamait le marquis indigné, tu ne me feras jamais croire que Courtois soit une machine !

— Courtois est sans doute une exception dans la nature, une exception qui se rencontrait encore autrefois, mais qu’il ne faudrait pas chercher aujourd’hui. Nos domestiques ne sont maintenant que des…

Et comme ces soi-disant machines l’avaient souvent quitté, et trompé, et volé, il en était venu à rêver une sorte de service électrique. L’invention du téléphone l’avait ravi. Il y voyait un acheminement vers l’appareil parfait, une application de ses rêves, et en attendant l’invention définitive, il traitait son monde comme il aurait traité l’appareil.

— Monsieur le comte a sonné ?

— Allez me chercher Me Durandal, le notaire. J’ai besoin de lui parler à l’instant. Faites vite.

Jean referma la porte et le comte resta seul. Il appuya ses deux coudes sur la tablette noire du bureau, laissa tomber son front sur ses mains, et se plongea dans une sorte de rêverie, si tant est qu’on