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nard qui, dès son berceau, avait dû égayer deux veuvages, et sur qui s’étaient concentrées deux vies d’hommes, absorbant leur espoir dans cette troisième génération des de Cisay.

Pourquoi le comte ne s’était-il pas remarié, comme on était en droit de le supposer ? C’est une question que chacun résolvait différemment. Toujours est-il que M. Rodolphe de Cisay déclina les offres qui lui furent faites par des amis complaisants. Personne ne pénétra sa vie intime. Tout ce qu’on voyait de lui était irréprochable. Il avait une foule de relations agréables, dans les meilleurs salons de Paris. Excellent tireur, il était renommé au Jockey-Club. La justesse, la précision de son coup d’œil, étaient connues au tir aux pigeons.

Possesseur ou plutôt gérant de la fortune de sa femme, il la plaça sans demander avis à personne. Il ne subit aucun des entraînements du luxe, ne fit point courir, quoiqu’il aimât les chevaux, et ne devint point joueur, quoiqu’au fond du cœur il se passionnât pour les cartes.

Contrairement au marquis, il ne parlait jamais de sa femme. N’était Bernard, on l’eût dit garçon. Et comme le marquis, qui n’avait jamais goûté sa belle-fille, évitait aussi, instinctivement, d’en évoquer le souvenir, on eût pu croire que cette pâle personne n’avait jamais existé s’il n’était resté d’elle, relégué au premier étage, un grand portrait en pied, un peu embu, avec une tête trop petite émergeant de fourrures sombres, et regardant les gens avec des yeux de l’autre monde.

Certes, Bernard ne tenait pas de sa mère. Il ne ressemblait pas non plus à son père. Caractère charmant et doux, par l’aménité, la facilité d’une heureuse nature, il rappelait son grand-père, mais avec plus de sérieux et de réflexion.

On avait confié son éducation aux Jésuites. Question de mode peut-être pour le comte de Cisay ; en tout cas, heureux effet de la mode. Les Pères avaient travaillé sur ce bon terrain. À vingt-deux ans, au moment où nous le voyons appuyé sur la balustrade de la fenêtre et fredonnant en fumant sa cigarette, Bernard de Cisay possède une âme ouverte à tout, une volonté de fer, une piété solide, un désir généreux de faire quelque chose de sa vie.

Et pour qui contemple ce beau garçon, si vigoureux dans sa grande taille, si bien découplé, si alerte, rappelant si exactement par une loi d’atavisme de plus en plus constatée les belles qualités physiques de son grand-père, pour qui songe que son esprit est fait comme son corps, il y a beaucoup à espérer de la race des de Cisay !

Le salon était silencieux ; on n’entendait que le fredonnement de Bernard auquel l’oreille s’habituait comme au bourdonnement des