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MESSIEURS DE CISAY


I


Neuf heures du matin. Un ciel d’alouette. Une belle rosée de septembre, baignant les gazons. Un air vif, pur, léger, qui fouette à la fois le corps et la pensée.

Il est encore très vert, le marquis, malgré ses soixante… Allons donc ! s’il a dépassé la cinquantaine, lui-même n’en a jamais rien su, et personne, hormis l’état civil, qui est un brutal et un malappris, personne ne sait, à dix ans près, quand il est né.

Le sable crie sous le pied. Les oiseaux volent et chantent. M. de Cisay fredonne. De temps à autre, il frappe avec sa canne sur les buissons des massifs, et s’amuse des bruits d’ailes. Puis, sans y attacher attention, il époussette son costume du matin, un costume vague, d’un joli gris blond. Vienne un peu de brise, il relève le col, redresse un des bouts flottants de sa cravate et frappe les allées de son soulier découvert. Un chapeau noir, en feutre mou, un peu cabossé, et posé sur la tête avec une très légère et gaillarde inclinaison à droite.

De loin, avec sa maigreur saine et ses allures vives, on dirait un jeune homme, n’était dans les mouvements une certaine raideur qu’aucune science ne peut combattre. Il a la lèvre fine et encore fraîche, la bouche bien dessinée, un peu moqueuse. L’œil est gris, enfoncé sous l’orbite. Le sourcil, qui surplombe, est fort. Le nez est droit et d’une belle venue. Il a l’air parfaitement content de lui, et très convaincu que le ciel ne l’a point mal partagé. Cette heureuse disposition l’entraîne à la bienveillance. Sur de ses avantages personnels, il est enclin à voir de bon œil son prochain. M. de Cisay est tout en dehors. Les pauvres gens disent qu’il a « le cœur sur la main ». De fait, il a horreur des clefs et prétend qu’on ne doit renfermer ni ses idées, ni ses affections, ni son argent : les idées, parce qu’elles moisissent ; les affections, parce qu’elles ont besoin de s’épandre, et l’argent, parce qu’il est inutile quand il ne sort pas.

Le marquis n’a rien de profond et ne s’en pique point. Nul ne sait à quoi il pense, pas même lui. Il se laisse vivre, il jouit, comme il a toujours fait, du beau soleil et du parc, et de sa bonne santé.