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PERDU

Elle le plaignait, elle pleura sur lui plus d’une fois ; elle eût donné beaucoup pour apprendre qu’il était mort. Déchu à ce degré !… Pourtant, il aurait pu être, avec cette volonté si énergique et ce courage, un brave et honnête homme. Mais toute sa force avait été tournée contre le bien.

— Que Dieu lui pardonne ! répétait à chaque instant miss Horatia.

Une sorte de remords la poursuivait ; peut-être n’aurait-elle pas dû le laisser partir, peut-être n’aurait-elle pas dû le perdre de vue ainsi pour toujours.

Hélas ! il lui eût été impossible de faire autrement. La pitié qu’elle ressentait pour lui ressemblait à celle que Dieu peut avoir pour le pécheur. Elle avait pitié des entraînements auxquels il avait cédé, elle avait pitié même de ses vices volontaires, elle souffrait. C’en était fait de son roman. Néanmoins, les gens du village en parlèrent encore tout bas aux étrangers. Ni Nelly ni Mélisse ne surent de quelle façon navrante elle avait perdu, pour la seconde fois, celui qui l’avait aimée. Personne ne s’aperçut du moindre changement ; la fidèle Mélisse remarqua seulement que la dent de baleine avait disparu de sa place dans la chambre de miss Dane, qui vieillissait à vue d’œil, au dire de ses amis.

Maintenant, elle est tout de bon une vieille femme. Mais, bien qu’elle reconnaisse que quelque chose manque à sa vie, elle se montre aussi tranquillement satisfaite que jamais du sort que lui a fait la Providence. C’est le contentement de l’hiver plutôt que celui de l’été ; les fleurs sont depuis longtemps fanées, ensevelies sous la neige.

Sarah O. Jewett.
Traduction de Th. Bentzon.