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PERDU

ment au-dessus de la fenêtre. Tout était en ordre dans cette cour, sauf les grandes joubarbes, qui s’échappaient de leur caisse, empiétant çà et là, quoi que pût faire et dire Mélisse.

— Ça se fourre partout, répétait cette dernière, et ça ne sert à rien, mais la mère de Mademoiselle les a rapportées avec elle quand elle est venue d’Angleterre en Amérique, après son mariage : voilà pourquoi on les garde.

Tout était souvenir dans la demeure de miss Horatia ; pour cette raison surtout, Nelly s’y plaisait, elle qui avait été accoutumée aux cités neuves de l’Ouest. Sa vie errante et active lui faisait trouver du charme à cet ensemble de choses immuables qui s’étaient perpétuées d’année en année, échappant au changement. Lorsqu’elle ouvrit la barrière du jardin, qui grinçait comme de fatigue, elle remarqua combien le bois était lisse et poli à la place où tant de mains l’avaient usé. Le jardin lui-même où elle se promenait maintenant l’enchantait, bien qu’elle eût vu des jardins plus magnifiques. Il était à l’ancienne mode avec des plates-bandes d’herbes potagères, des rangées irrégulières de groseilliers, des buissons de roses d’où jaillissait la hampe élevée des lis, un chèvrefeuille beaucoup plus vieux qu’elle et des allées droites qui invitaient à la méditation.

Nelly cueillit un petit bouquet de roses tardives et le déposa sur la table du salon. La large porte du vestibule était ouverte, mais les volets verts restaient fermés, laissant cette pièce dans les demi-ténèbres fraîches et un peu tristes qu’aimait miss Horatia, ennemie déclarée du grand soleil et surtout des mouches. À peine Nelly, aveuglée par la lumière éclatante du dehors, voyait-elle assez pour se diriger à travers les chambres. Cependant elle trouva un verre à champagne, le remplit d’eau et y plaça ses fleurs. Puis, s’habituant à l’obscurité, elle regarda deux silhouettes posées sur la cheminée. C’étaient les portraits d’un oncle de miss Dane et de sa femme. Nelly se rappelait que sa cousine lui avait dit la veille qu’elle ressemblait à ce vieux monsieur. Vraiment, il lui était impossible de discerner la ressemblance, mais ces portraits lui suggérèrent soudain d’autres pensées ; elle se détourna brusquement et courut droit à la chambre de miss Horatia où il y avait d’autres silhouettes attachées au mur, des hommes parmi elles, de jeunes hommes avec le nom au-dessous. Elle les examina très attentivement. Hélas ! ce n’étaient que les frères de miss Horatia. Peut-être y avait-il quelque part cependant, peinte sur ivoire et enfermée dans son étui de maroquin, une miniature du fiancé disparu ; elle espérait bien la découvrir un jour. Cette histoire du pauvre marin, enlevé si jeune au bonheur, hantait son imagination ; sa cousine devenait, pour elle, beaucoup plus intéressante qu’elle