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moment de devenir ou pacifique ou, au moins, de le paraître ?

Pendant que, avec notre ignorance profonde du lendemain et presque de l’heure présente, nous nous appliquons péniblement, nous autres, malheureux politiques, à calculer les probabilités de l’avenir, il nous faut bien nous incliner devant la foi qui sait, qui croit, qui voit les vérités éternelles de là-haut ; il nous faut bien envier ceux qui s’en vont, loin de notre monde troublé, saluer à Rome, dans les plus antiques et les plus grands sanctuaires du christianisme, le Dieu qui ne se trompe pas et qui ne trompe personne ; il nous faut bien nous avouer que ceux qui, demain, dans la journée radieuse de Noël, chanteront l’hymne de la délivrance et de l’espérance, les yeux levés vers le ciel, sont plus heureux que ceux qui balbutient, les yeux tournés vers la terre, ces mots si chers à la misère humaine. Souverains, chefs de partis, diplomates, historiens, philosophes, notre sagacité se sent bornée par deux forces dont nous ne pouvons pas plus dominer l’une que maîtriser l’autre : celle de l’événement qui dérange soudain le plan de toutes nos prévisions et, par-dessus l’événement, celle de la puissance infinie qui, hasard et fatalité pour le sceptique, Providence pour le chrétien, règle mystérieusement le cours des choses, malgré nos volontés les plus fermes et les plus héroïques, en y laissant tout juste à nos actes la part nécessaire d’une certaine responsabilité, d’un peu de logique et de beaucoup d’expiation. Ah ! que de vœux, devant cet inconnu, devant cette ombre si noire et ce silence si terrible de l’avenir ! Que de vœux déjà soupirés vainement par nous tous, peuples ou individus, princes ou citoyens, qui attendons chaque fois de l’année nouvelle un bien, le repos, la justice, la liberté, la fortune, la gloire ! Et le temps passe. Il passe pour la France appauvrie et affaiblie, pour l’Alsace-Lorraine opprimée, pour tant de nations souffrantes, pour l’Europe inquiète. Non, prophétiser ne sert de rien, à pareille heure. Qui oserait prédire les destinées de l’an 1888 ? Les tombes qui se creusent, les gouvernements qui se ruinent et qui se renversent, les champs de bataille qui se déploient, les drapeaux qui s’abattent ou qui se relèvent, les bornes qui se déplacent sur les frontières, nul ne peut deviner où et quand ; les signes qui annoncent une année tragique peuvent aussi bien disparaître à l’horizon que s’y marquer davantage encore. Contentons-nous donc modestement de nos souhaits, si vains qu’ils aient été déjà, et de nos prières, si lentes qu’elles puissent être à fléchir Dieu. Contentons-nous-en ; mais que ce soit, pour chacun de nous, à la condition de se préparer virilement, dans cette incertitude de l’avenir, à tout ce que le devoir impose, à tout ce qu’on peut craindre comme à tout ce qu’on peut désirer.

Auguste Boucher.