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PERDU

comme il y en a, m’ont dit qu’elle l’avait rencontré pendant une visite à sa grand’tante de Salem. Il s’appelait Carrick et devait se marier, paraît-il, à son retour du voyage dans lequel il s’est perdu. Il serait devenu alors patron d’un navire… Oh ! leur amitié n’a pas duré longtemps… Les gens n’ont rien su qu’après.

— Vous dites qu’il s’est noyé ? demanda Nelly.

— Personne n’a plus entendu parler du navire, qui aura péri tout entier quelque part dans les mers du Sud ; voilà ce qu’on suppose. Pendant des mois, des années, miss Ratia et toute la famille ont espéré quand même…, mais aucune nouvelle n’est jamais venue. Dame ! le coup a été rude quoiqu’elle n’en ait rien montré. Ils sont comme cela, tous les Dane, ils gardent pour eux ce qu’ils ont sur le cœur. Vous êtes la première Dane que j’aie vu avoir une langue bien pendue… Sans doute vous tenez cela du côté de votre défunte mère. Je sais seulement que cette dent de baleine avec un vaisseau dessiné dessus, qui est sur la cheminée de sa chambre, vient de ce jeune Carrick ; s’il lui a donné d’autres souvenirs, je ne les connais pas.

Un silence se fit. Nelly avait le cœur serré en songeant à cette longue attente du navire perdu et à la vie solitaire de sa pauvre cousine. N’était-il pas curieux que miss Horatia, si peu capable d’audaces d’aucune sorte, se fût attachée à un marin, elle aussi ? Nelly avait quelques raisons particulières pour s’intéresser à la marine.

— Ma foi ! reprit Mélisse, ça vaut peut-être mieux… On dit qu’il n’était pas déjà si excellent sujet, et quand une femme possède une bonne maison, comme celle-ci, avec de quoi vivre, elle a raison d’y rester bien tranquille. Ce n’est pas moi qui donnerais le certain pour l’incertain, ajouta Mélisse d’un air de décision hautaine, comme si elle eût été assiégée par une armée de soupirants.

Nelly ne put s’empêcher de sourire. Il eût été difficile, en effet, de venir à bout d’une pareille citadelle.

Les pois verts étaient écossés cependant. Mélisse dit d’un air mécontent qu’elle serait forcée de flâner jusqu’à l’heure où le dîner pourrait être mis en train. Pour que Mélisse crût faire son devoir, il fallait que chaque partie de son ouvrage s’emboîtât exactement à l’autre, sans aucune interruption. Elle eût volontiers reproché à Nelly d’avoir abrégé sa besogne.

La jeune fille, tout en l’écoutant se gourmander elle-même, trempait ses mains blanches dans un bassin de cuivre auprès du puits. Il était encore de bonne heure, le soleil ne devait pas atteindre de longtemps ce côté de la maison ; les volubilis roses et bleus étaient dans toute leur fraîcheur ; ils couraient sur des fils tendus régulière-