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— Oh ! Frumand, qu’elle sera heureuse, la femme que tu aimeras !

Frumand sourit à son tour. Son cœur s’enflait déjà comme une voile à la brise.

— Tu voudrais la connaître. Tu es plus curieux que moi, Bernard. Eh bien, pourquoi pas ? Je n’ai aucune raison de te cacher son nom. J’ai dit que je te donnerais l’exemple. Tu prieras mieux pour moi quand tu sauras qui elle est. D’ailleurs, elle ne t’est point étrangère : c’est Mlle Jeanne d’Oyrelles.

Bernard chancela. Il s’appuya de la main sur la table, et, réunissant toutes ses forces, se tourna du côté de la fenêtre. Il s’y accouda pour se cacher de Frumand. Sa tête en désordre pensait à la fois à tout et à rien. Il se sentit perdu. Un seul sentiment surnageait : une sorte de terreur folle.

Frumand s’approcha et lui toucha le bras :

— Eh bien ! qu’est-ce qui te prend donc ?

— Rien, dit Bernard en faisant un suprême effort… Je ne m’y attendais pas… j’ai été surpris.

Il chercha de nouveau à se dérober au regard qui s’était attaché sur lui, à ce terrible regard de Frumand qui s’enfonçait comme un tourne-vis. La situation était délicate entre toutes. Avant de s’y reconnaître, il suppliait Dieu de ne pas lui laisser dire une parole qu’il dut regretter ensuite.

— Tu ne me félicites pas, Bernard !

— De quoi ?… dit-il, c’est trop tôt.

— C’est vrai. Tu agis comme un sage.

Bernard comprit qu’il ne pouvait pas rester davantage. Il se sentait pâle, d’une pâleur qu’il eût voulu dissimuler. Frumand, qui fumait toujours en marchant autour de la table, avait sa physionomie des jours sombres, des jours où de grands tourbillons lui passaient dans la tête ; il était à la fois méditatif et tourmenté. Son silence, comme celui des flots, avait des profondeurs inquiétantes.

Bernard prit son chapeau ;

— Adieu, dit-il en tendant la main à son ami.

— Bonsoir, Bernard, répondit une voix creuse et grosse d’orages.

La suite prochainement.

Jacques Bret.