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— Pas du tout. Ce n’est pas là ce que je veux dire. Chacun aurait un dessin particulier, où l’on mettrait son idée dominante. C’est une sorte de miroir moral…

— Tu te flattes, Frumand, car, si c’est un miroir, lequel des deux réfléchit ton visage : est-ce saint Michel ou est-ce le juif ?

— Ni l’un ni l’autre, mes amis. C’est le tout.

— Ah ! j’y suis, s’écria l’un d’eux. Frumand n’est lui-même que lorsqu’il se fâche. Il se délecte dans la vue d’une sainte colère.

Ce fut sur le canapé, que Frumand fit asseoir Bernard, en s’installant près de lui.

— Maintenant, dit-il, allumons un cigare.

Quand il eut tiré la première bouffée blonde, voyant que son ami en avait fait autant, il le regarda longuement. Ce regard, très bon et très pénétrant, rappelait celui du médecin qui s’apprête à observer pendant que le malade va parler. Nul mieux que lui ne pouvait constater l’altération des traits de Bernard. Il saisissait dans les moindres détails, l’empreinte d’une douleur secrète. Bernard, troublé, et toujours hésitant, fumait sans rien dire.

— Que veux-tu, mon pauvre ami, s’écria tout à coup Frumand, les millions te consoleront du reste !

— Quels millions ? demanda Bernard, que ce mot fit revenir de loin.

— Ceux de Mlle Fulston, parbleu !

Ce fut au tour de Bernard de regarder Frumand, et, au fond de ses yeux bleus, il y avait un reproche qui allait toujours grandissant comme un flot qui arrive à la côte.

— Toi aussi, Frumand ! toi aussi, tu l’as cru ?

— Eh bien, tu l’épouses ! C’est connu, mon vieux, tout le monde en parle ; et je comprends fort bien que tu n’en sois point parfaitement heureux.

— Tu l’as cru, reprit Bernard, et cela ne t’a point étonné de moi ?

— Si. Cela m’a étonné et, au fond de moi-même, j’en ai frémi. Mais que veux-tu, mon ami ? il y a des nécessités dans la vie. Je me suis dit que tu n’étais pas libre, que tu ne t’appartenais pas complètement. Je sais que tu as des devoirs de famille. J’ai accusé les autres pour te disculper. J’ai même accusé ta provinciale, qui, sans doute, t’a abandonné. Et puis, vois-tu, mon Bernard, je suis déjà un vieux de la vieille, et, bon gré mal gré, j’ai vu faiblir, dans cette petite phalange serrée que nous formions au sortir du collège, il y a déjà bien des blessés. À la vie, c’est comme à la guerre : on part en nombre, et on s’égrène tout le long du chemin.

— Ainsi, pour toi, je suis un blessé ?

— N’est-ce pas ce que je pouvais penser de mieux ? Je ne te le cacherai pas, Bernard, j’avais fait fond sur toi. Qui de nous ac-